Nouvelle Histoire de la Musique en France (1870-1950)

1943

Figure humaine : renaître de l’Occupation


Leïla Barbedette (avec la collaboration de Marie-Hélène Benoit-Otis)


La cantate Figure humaine est une profession de foi pour la liberté écrite par Francis Poulenc sous l’Occupation nazie.

The cantata Figure humaine is a profession of faith for freedom composed by Francis Poulenc during the Nazi occupation.


Le 22 juin 1940, la France signe un armistice avec l’Allemagne victorieuse après quelques semaines de combats violents mettant fin à « la drôle de guerre », huit mois pendant lesquels les deux armées s’étaient peu affrontées sur le terrain. La France est alors divisée en deux grandes zones, une « libre » au sud de la Loire et l’autre, au nord, occupée par l’armée allemande. Paris reste la capitale culturelle qu’elle a toujours été, mais doit se soumettre aux règles de l’occupant. Ses artistes et créateurs sont contraints, comme toute la population, de s’adapter à cette nouvelle situation.

Francis Poulenc (1899-1963) ne fait pas exception, et si son œuvre n’est pas le reflet d’un réel engagement politique, son travail a été profondément marqué par les « années noires », notamment dans le choix des textes qu’il a mis en musique. Après avoir posé un regard sur la vie musicale sous l’Occupation et ses implications politiques, nous reviendrons sur les collaborations artistiques de Poulenc pour voir enfin comment ce contexte a marqué l’homme et inscrit son empreinte sur son œuvre, plus particulièrement à travers le cas de la cantate Figure humaine, composée en 1943.

À partir de juin 1940, l’ennemi, jusqu’alors contenu au-delà d’une ligne de front, occupe le territoire et se mêle à la population vaincue. Naît ainsi un climat de cohabitation où l’adversaire d’hier devient voisin avec qui des relations sociales s’établissent : dans un article de 1945, Sartre parle à ce sujet d’un « ennemi trop familier qu’on n’arrive pas à haïr » (Sartre cité dans Le Bail 2016, p. 10). Mais l’occupant n’en exerce pas moins une politique autoritaire et répressive, et cherche la collaboration des élites françaises afin de mieux asseoir sa domination. Dès juillet 1940, il s’emploie à prendre le contrôle sur la vie culturelle tout en tissant des liens étroits avec la population. Si la propagande allemande, incarnée par les Propaganda-Staffeln locales, impose une censure sévère aux arts qui pourraient être explicitement vecteurs d’idéologies politiques comme la littérature et la peinture, elle laisse beaucoup plus de liberté aux musiciens, dont le mode d’expression est considéré plus « neutre ». Otto Abetz, nommé ambassadeur du Reich allemand à Paris en novembre 1940, connaît depuis longtemps la culture française et mène une politique de rapprochement culturel afin d’amener une « subordination volontaire de la France à la politique du Reich » (Abetz cité dans Le Bail 2016, p. 30). Il joue sur l’apparente neutralité de la musique pour faire en sorte que toute identité culturelle présente dans la musique française se dissolve en une identité européenne, qui serait finalement dominée par l’Allemagne. Les concerts de l’Ambassade constituent ainsi des occasions de rencontre entre les élites parisiennes et l’administration du régime nazi (Le Bail 2016, p. 27-44 ; Schwartz 2001).

De leur côté, certaines élites françaises cherchent à s’attirer les grâces de l’occupant. Bernard Faÿ (1893-1978) par exemple, administrateur de la Bibliothèque nationale de France, organise des concerts privés dont les invités recoupent en partie ceux de l’Ambassade ; le groupe Collaboration, qui réunit intellectuels, artistes et créateurs français, propose des concerts publics poursuivant les mêmes buts de construction d’une culture commune et d’européanisation de la culture sous domination allemande (Iglesias 2013). Mais la musique n’est pas seulement un vecteur de rapprochement entre les peuples ennemis : ses institutions sont soumises aux lois nazies, que certains de leurs directeurs appliquent avec zèle. La diligence excessive du directeur du Conservatoire Henri Rabaud (1973-1949) relève de cette tendance quand il va au-devant des autorités allemandes exigeant de tous les membres de son personnel et de ses étudiants qu’ils déclarent leur « taux de sang juif », ce qui permettra de les expulser très efficacement lors du durcissement de ces lois. À l’Opéra, les musiciens juifs se voient suspendus dès 1940, avant d’être expulsés en 1942 (Le Bail 2016, p. 123-130).

Alors que certains tirent profit du caractère politiquement « neutre » de la musique, d’autres se questionnent sur son pouvoir de résistance. Dans une lettre qu’elle adresse « À la musique » dans le journal de guerre Courrier de l’ON en 1940, la compositrice Elsa Barraine (1910-1999) exprime sa désillusion quant à la puissance que de nombreux musiciens attribuent à la musique, laquelle les aurait dispensés de tout engagement politique :

Pardonne-moi, Tu n’es plus mon seul but, ma seule préoccupation [...]. Pendant que nous ne pensions qu’à Toi, obstinément, moi et bien d’autres de Tes serviteurs, toute notre énergie rassemblée uniquement pour Ton service, d’autres forces non moins puissantes travaillaient, tournées vers des buts néfastes, que nous ne cherchions point à combattre, car nous pensions que Tu serais toujours triomphante, et nous, à Ta suite, solidement enfermés dans notre temple. [...] Mais tu n’as pas pu vaincre les puissances mauvaises. (Barraine citée dans Le Bail 2016, p. 171).

En juillet 1941, répondant à l’appel du Parti communiste à constituer un « Front national de lutte pour la liberté et l’indépendance de la France », non partisan mais s’établissant sur des communautés professionnelles, Barraine fonde le Comité de Front national de la musique avec les compositeurs Roger Desormière (1898-1963) et Louis Durey (1888-1979) (Le Bail 2016, p. 174). Ce comité, qui réunit principalement des compositeurs – relativement peu nombreux –, est avant tout un réseau de rencontres et de discussion (Krivopissko et Virieux 2001, p. 336-345). Il diffuse notamment le journal Musiciens d’aujourd’hui qui, dans son numéro d’avril 1942, recense différentes stratégies par lesquelles les musiciens peuvent exprimer leur opposition à l’occupant. Le journal reconnaît une forme de « résistance passive » dans le fait de cesser toute création, mais relève également la présentation en concert d’œuvres de compositeurs non aryens, l’introduction, dans de nouvelles compositions, de citations de chansons explicitement antiallemandes, l’entretien de particularités françaises dans l’écriture et la mise en musique de textes de poètes résistants comme autant de façons de lutter contre la « domestication de l’art français » (Le Bail 2016, p.177-179 ; Krivopissko et Virieux2001, p.341-342). Les techniciens de l’Opéra se regroupent en un Comité populaire de l’Opéra, dont l’activité est d’abord de distribuer des tracts et journaux clandestins, avant de s’étendre à différents corps de métiers et de collecter des fonds pour soutenir des victimes de la répression (Krivopissko et Virieux 2001 p. 334 ; 339). De façon plus individuelle, on peut noter entre autres l’attitude de Claude Delvincourt (1888-1954), successeur de Rabaud à la direction du Conservatoire à partir d’avril 1941, et qui, après s’être soumis à l’occupant dans un premier temps, fournit de faux papiers à des étudiants pour leur permettre d’échapper à des arrestations (Le Bail 2016, p. 103-141 ; 180).

Les concerts sont par ailleurs toujours occasions de rencontres, comme l’a également compris la maison Gallimard à l’origine des Concerts de la Pléiade. Selon Denise Tual, l’une des instigatrices de cette série de concerts, ces derniers constituent un prétexte permettant aux auteurs et éditeurs, dont les réunions de travail ont été supprimées, de se rassembler (Chimènes 2013, p. 40). Poulenc est l’un des invités récurrents de ces concerts, comme auditeur mais aussi comme interprète et compositeur. Ces soirées, dont le caractère subversif et résistant souvent revendiqué dans les témoignages d’après-guerre est largement remis en question par Sara Iglesias (2014, p. 213-224), ne représentent que quelques-unes des nombreuses occasions auxquelles Poulenc accompagne au piano le baryton Pierre Bernac (1899-1979), son chanteur de prédilection. Le duo, qui présente depuis 1934 beaucoup de mélodies et de lieder, a retiré toute œuvre allemande de son répertoire, ne donnant plus que de la musique française afin d’affirmer son identité face à l’occupant.

Membre du Comité de Front national de la musique, Poulenc exprime son opposition au régime par le choix de certains textes qu’il met en musique, ainsi qu’en insérant des thèmes antiallemands dans quelques-unes de ses œuvres. En 1942, il crée son ballet Les Animaux modèles à l’Opéra de Paris « devant un public d’officiers allemands et de secrétaires en “gris-triste” » (Poulenc 2011, p. 769), avec une chorégraphie de Serge Lifar (1905-1986) – fiché par l’occupant « attitude très positive » quand Poulenc est décrit comme ayant une « attitude neutre» (Politisches Archiv des Auswärtigen Amtes Berlin cité dans Le Bail 2016, p. 70). Dans ce ballet, Poulenc insère à plusieurs reprises le refrain de la chanson Alsace et Lorraine, écrite en 1871 après l’annexion allemande de l’Alsace-Lorraine à l’issue de la guerre franco-prussienne de 1870 (Écoute 1, le refrain commence à 0’57). Chimènes (2019, p. 169) parle à ce sujet d’un réel « acte de résistance », indiquant que Poulenc « déjoue la censure » en insérant ce « thème, à peine maquillé » dans son ballet, alors que Southon (2013, p. 143) affirme que « ces citations de la chanson demeurent [...] imperceptibles à qui n’en connaît pas déjà l’existence ». Si la citation est effectivement bien dissimulée dans « Les deux coqs » (Écoute 2, 8’02-8’26), que Poulenc évoque avec plaisir en disant « Je m’étais payé le luxe, que seuls quelques musiciens de l’orchestre ont reconnu, d’introduire, dans le combat des deux coqs, “Non, non, vous n’aurez pas notre Alsace-Lorraine” » (Poulenc 2011, p. 769), l’insistance avec laquelle le refrain est répété dès le commencement du « Lion amoureux » (Écoute 3) le met bien en évidence. Au terme d’une analyse de l’insertion de ce thème dans le ballet, Sprout (2013, p. 23-27) expose avec beaucoup de nuances le jeu délicat que le compositeur a pu se permettre de mener face à la censure. Ces insertions restent cependant anecdotiques dans l’œuvre de Poulenc, et c’est plutôt à ses collaborations littéraires que nous allons nous intéresser ici.

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L’intérêt de Poulenc pour les lettres se dessine dès l’enfance. En 1917, il rencontre Adrienne Monnier qui tient la librairie « La maison des amis du livre », où il rencontre entre autres les poètes Louis Aragon (1897-1982) et Paul Éluard (1895-1952) (Lacombe 2013, p.119-122). Au même moment, son maître le pianiste Ricardo Viñes (1875-1943) l’introduit dans le monde musical contemporain et il fait la connaissance des compositeurs avec qui il formera le Groupe des Six (Lacombe 2013, p. 84-91), dont l’unité repose sur l’amitié et un intérêt commun pour les arts en général et la littérature en particulier, davantage que sur une direction esthétique commune. Poulenc affirme d’ailleurs : « Les musiciens m’apprennent la technique, ce sont les écrivains et les artistes qui me fournissent les idées » (cité dans Schneider 1999, p. 42).

Si l’amitié et le fait d’avoir entendu la voix d’un poète (Écoute 4, 1’34- 2’04) avant de mettre ses écrits en musique sont essentiels dans les collaborations de Poulenc (Poulenc 2011, p. 478 ; 898), l’adhésion aux textes qu’il choisit reste première : « J’estime que le choix des poèmes doit être aussi instinctif que l’amour. Pas de mariage de raison, sinon le résultat est piteux » (Poulenc 2011, p. 866). C’est ainsi qu’il choisit les deux seuls poèmes d’Aragon sur lesquels il travaillera : « Cette collaboration a un prix tout spécial pour moi. À la fin de l’été 1943, un ami me rapporta de Suisse Les Yeux d’Elsa [1942]. Deux des poèmes cadraient si exactement avec mon état d’esprit, qu’en une semaine j’écrivis “C” et “Fêtes galantes” » (Poulenc 2011, p. 482). Poulenc et Aragon se connaissent depuis longtemps, mais ce sont précisément ces deux poèmes, évoquant différents visages de la France occupée, qui ébranlent Poulenc et lui font ressentir la nécessité de les mettre en musique. « C » dessine dans un grand legato mélancolique la capitulation des troupes françaises face aux Allemands qui ont obtenu le 19 juin 1940 de passer la Loire aux Ponts-de-Cé, mais marque dans la résolution finale en majeur l’esprit de résistance qui s’est alors manifesté par la destruction d’un des ponts au moment où des officiers allemands l’empruntaient (Sprout 2013, p. 27-29) (Écoute 5, 1’55-2’29). « Fêtes galantes » contraste radicalement avec le premier poème, juxtaposant une multitude de scénettes de la vie quotidienne à Paris sous l’Occupation sur un ton loufoque qui dénonce la décadence du moment avec « des harmonies de mouise, des rythmes de bazar » (Poulenc cité par Bernac 1978, p. 174) (Écoute 6). En 1945, André Schaeffner raconte : « Lors de la première audition [...], la pièce cachée sous l’énigmatique “C” [...] provoqua une émotion intense ; l’œuvre fut bissée et il s’en fallut de peu que le concert n’eût une autre suite » (Southon 2013, p. 139). La mise en musique de ces deux poèmes et l’interprétation que Poulenc et Bernac en ont proposée en 1943 ont permis au public d’accéder à ces textes qui ne pouvaient alors être publiés qu’à l’étranger ou clandestinement, et le récit de Schaeffner montre qu’elles ont probablement obtenu l’effet escompté par le Comité de Front national de la musique lors de la représentation de telles œuvres: « galvaniser non seulement les résistants mais soulever un écho enthousiaste dans un cercle beaucoup plus large » (Krivopissko et Virieux 2001, p. 342). Poulenc a également rempli la mission qu’il se donnait toujours de transposer les textes le plus fidèlement possible (Écoute 7, 7’35-8’05), comme le montre la dédicace d’Aragon, prolongeant la litanie des [se] de son poème dans la partition de Bernac : « Et tout l’étonnement d’entendre mes pensées | Par la voix dépecées, dépensées, dépassées » (Bernac 1978, p. 172).

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En 1943, Henri Screpel, directeur de la compagnie des discophiles – maison d’édition qu’il a fondée en 1940, à étiquette « les discophiles français » –, demande à Poulenc de mettre en musique le poème « Liberté » d’Éluard. Le compositeur a déjà une certaine expérience des poèmes d’Éluard, mais « la gymnastique des modulations et la précision des inflexions » de celui-ci l’effraient dans un premier temps (lettre de Poulenc à Bernac du 17 août 1943, dans Poulenc 1967, p. 129-130). La lecture de l’ensemble du recueil Poésie et vérité 1942 qui contient ce poème lui ouvre la voie à la réalisation de cette commande sous une autre forme : « Brusquement, j’ai eu l’idée de faire, non pas seulement “Liberté”, mais une cantate dont “Liberté” ne serait que l’aboutissement » (Poulenc 2011, p. 572). Plus tard, dans un entretien avec Claude Rostand, il raconte : « L’idée d’une œuvre secrète qu’on pourrait éditer, préparer clandestinement pour la donner le jour, tant attendu, de la Libération, m’était venue, à la suite d’un pèlerinage votif à Rocamadour [...] Mon éditeur et ami Paul Rouart accepta de publier cette cantate, sous le manteau » (Poulenc 2011, p. 789).

« Liberté », célèbre poème d’Éluard, exprime ce désir ardent de libération qui hante les habitants d’un pays occupé depuis bientôt deux ans au moment de sa publication clandestine aux éditions de la Main à plume (Écoute 8, 0’05-0’34). Ce poème d’amour qu’il pensait d’abord adresser à sa femme Nush est devenu ode à la liberté : « J’ai écrit “Liberté” pendant l’été 1941. Je l’ai commencé en pensant que le nom qui viendrait à la fin serait celui de la femme que j’aimais. Mais je me suis vite aperçu que celui-ci faisait place à mon désir de liberté, de libération, il l’incarnait » (Éluard dans Germain-Thomas 2010). Pour dire ce désir qui l’habite aussi, Poulenc compose la cantate Figure humaine en sélectionnant sept autres poèmes du même recueil, qui racontent la noirceur de l’humanité révélée en ces temps de guerre et aboutissent à « Liberté ». Il veut « que cet acte de foi puisse s’exprimer sans le secours instrumental, par le seul truchement de la voix humaine » (Poulenc 2011, p. 789-790) et choisit le double chœur a cappella pour donner corps à ces mots. Etcharry (2002, p. 192) voit dans l’utilisation du chœur l’expression d’un engagement social et politique par l’union des voix qu’il implique. Mais plus que d’engagement politique, il s’agit pour Poulenc d’un engagement d’ordre spirituel. Il se dit lui-même « incapable d’une conviction politique ardente » (2011, p. 790) et écrit au sujet de Figure humaine : « Ce qu’il y a de plus secret, de plus vrai en moi s’y trouve comme dans ma musique religieuse. Les deux choses auxquelles je tiens le plus sont, voyez-vous, ma foi et ma liberté » (lettre de Poulenc à Paul Collaer du 8 mai 1946, dans Lacombe 2002, p. 216). Lors de la Libération, Poulenc placera la partition de sa cantate en vue à sa fenêtre, elle sera créée en mars 1945 à Londres, en anglais (Lacombe 2013, p. 531-534).

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Écoute 8

Comme il l’écrit au sujet de ses recueils de mélodies, Poulenc accorde une attention particulière à l’agencement des poèmes qui constituent une œuvre : « C’est toute la question de l’accrochage, aussi capital en musique qu’en peinture » (cité dans Miller 2003, p. 46). Il place ainsi en ouverture de sa cantate le poème intitulé « Bientôt » par Éluard, annonçant peut-être déjà la libération espérée, mais plongeant d’emblée l’auditeur dans un environnement sombre avec les vers « De tous les printemps du monde | Celui-ci est le plus laid » entonnés par les basses du chœur II. Un accord dissonant soulignant à plusieurs reprises le mot « laid » rappelle les figuralismes du madrigal, auquel Poulenc portait un grand intérêt, comme le souligne Etcharry (2002, p. 189) (Écoute 9). La cantate voyage ensuite dans la complexité de l’humanité où s’entremêlent pulsions de vie et de mort. Dans le deuxième tableau, « En chantant les servantes s’élancent » sur des « la, la, la » masquant, dans un tempo « très animé et très rythmé », l’horreur : « Pour rafraîchir la place où l’on tuait ». Les onomatopées cessent avec l’arrivée des mots « faites face à leurs mains les morts », mettant effectivement l’auditeur face à la cruauté de la scène. Dans toute la cantate, Poulenc joue avec le matériau même qu’est le double chœur, en utilisant de grands contrastes d’effectifs, de nuances, d’ambitus, de tempos et de caractères pour mettre en relief les mots du poète. Le numéro VII s’ouvre sur « La menace » avec des intervalles de quarte et de septième, menace qui monte avec l’entrée progressive des voix. Un chromatisme descendant f subito comme un dernier soubresaut de « la bêtise et la démence | Et la bassesse » laisse place au renouveau, « À des hommes frères des hommes » dont le caractère « indestructible » est soutenu par un accord lumineux de do dièse majeur, les deux chœurs réunis en homorythmie (Écoute 10, 2’32-2’57). La vie ayant triomphé sur la mort, les voix supérieures du chœur I emmènent l’auditeur avec légèreté « Sur mes cahiers d’écolier » et dans une multitude de lieux oniriques, déclinés par les trois premiers vers de chacun des vingt premiers quatrains du dernier tableau : « Sur tous mes chiffons d’azur | Sur l’étang soleil moisi | Sur le lac lune vivante [...] | Sur les champs sur l’horizon | Sur les ailes des oiseaux | Et sur le moulin des ombres [...] | Sur chaque bouffée d’aurore | Sur la mer sur les bateaux | Sur la montagne démente » (Écoute 11, 1’13-1’45) (le poème est transcrit en annexe ci-dessous). Le quatrième vers répète inlassablement « j’écris ton nom », le chœur II répondant au chœur I avant que les deux s’entrelacent pour rendre le quatrième vers omniprésent alors même que ce nom n’est toujours pas prononcé. Le vingt-et-unième et dernier quatrain réunit les deux chœurs ; sopranos, altos et ténors 1 chantant les trois premiers vers à l’unisson pendant que mezzos, ténors 2, barytons et basses répètent le quatrième vers des strophes précédentes avant que toutes les voix s’unissent sur les mots « Pour te nommer | Liberté » (Écoute 12, 3’38-4’09). Ce mot tant attendu apparaît sur un accord de mi majeur ffff couvrant un ambitus de quatre octaves, à un demi-ton près l’ambitus dans lequel s’inscrit toute la cantate. L’œuvre prenait sa source en temps de guerre sur une ligne étroite et basse, cet accord final ouvre un large espace de liberté.

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L’occupation de la France lors de la Deuxième Guerre mondiale a bouleversé la vie de toute la population, questionnant la création sous toutes ses formes. Les musiciens ont dû comme tous leurs concitoyens naviguer dans ce contexte hostile, oscillant parfois entre diverses formes de collaboration ou de résistance, mais toujours ayant l’obligation de s’adapter pour survivre. Comme de nombreux musiciens, Francis Poulenc ne s’engage pas activement dans le mouvement de la Résistance mais s’emploie du moins à maintenir en vie une certaine identité musicale nationale contre la volonté allemande de dominer la culture européenne, et surtout met en musique des textes de poètes résistants. Poulenc est familier depuis plusieurs années des poèmes d’Éluard, et on peut voir dans la création de Figure humaine une continuité, mais il s’agit réellement là, comme il le dit lui-même, d’un « acte de foi » : en transposant en musique ces poèmes nés de la guerre, qui dénoncent son horreur mais disent aussi l’espoir d’en sortir, il donne chair à ces mots pour participer à la réalisation de l’avènement de la Liberté tant attendue. S’il n’a pas été le résistant engagé politiquement que d’aucuns auraient voulu voir en lui, il a œuvré, en homme de foi qu’il était, à donner chair au verbe, comme le disent les vers d’Éluard (lettre d’Éluard à Poulenc du printemps 1944, dans Poulenc 1967, p. 136) : « Francis je ne m’écoutais pas | Francis je te dois de m’entendre ».

Barbedette, Leïla (avec la collaboration de Marie-Hélène Benoit-Otis), « 1943. Figure humaine : renaître de l’Occupation », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », https://emf.oicrm.org/nhmf-1943/, mis en ligne le 31 août 2021.

Bibliographie


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Chimènes, Myriam (2019), «23juin 1940. Hitler visite le Palais Garnier, l’Opéra sous l’Occupation », dans Sarah Barbedette et Henri Loyrette (dir.), L’encyclopédie de l’Opéra de Paris, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux/Grand Palais, p. 166-169.

Éluard, Paul (2012), Au rendez-vous allemand, suivi de Poésie et vérité 1942, Paris, Éditions de Minuit.

Etcharry, Stéphan (2002), « Le figuralisme dans la musique profane a cappella de Francis Poulenc », dans Alban Ramaut (dir.), Francis Poulenc et la voix. Texte et contexte, actes du colloque (Musée d’Art moderne de Saint-Étienne, 19-21avril 2001), Saint-Étienne/Lyon, Publications de l’Université de Saint-Étienne/Symétrie, p. 189-212.

Iglesias, Sara (2013), « Les concerts franco-allemands du groupe Collaboration », dans Myriam Chimènes et Yannick Simon (dir.), La musique à Paris sous l’Occupation, Paris, Fayard/Cité de la musique, p. 65-69.

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Lacombe, Hervé (2013), Francis Poulenc, Paris, Fayard.

Le Bail, Karine (2016), La musique au pas. Être musicien sous l’Occupation, Paris, CNRS éditions.

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Poulenc, Francis (2011), J’écris ce qui me chante, écrits et entretiens, réunis, présentés et annotés par Nicolas Southon, Paris, Fayard :

– Entretien avec Jeanine Chauveau : « Secrètement élaborée sous l’Occupation, l’œuvre de deux grands artistes français va être révélée au monde par la chorale d’Anvers » (Ce soir, no 994, 25 novembre 1944), p. 571-573.

– « Mes mélodies et leurs poètes » (Conferencia, no 36, 15 décembre 1947), p. 474-484.

Moi et mes amis (confidences recueillies par Stéphane Audel, 1953, 1955, 1962), p. 839-930.

– Entretiens avec Claude Rostand (octobre 1953-avril 1954), p. 741-838.

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Schwartz, Manuela (2001), « La musique, outil majeur de la propagande culturelle des nazis », dans Myriam Chimènes (dir.), La vie musicale sous Vichy, [Paris], Complexe, p. 89-105.

Southon, Nicolas (2013), « Francis Poulenc ou la ligne fragile du “civisme esthétique” », dans Myriam Chimènes et Yannick Simon (dir.), La musique à Paris sous l’Occupation, Paris, Fayard/Cité de la musique, p. 131-147.

Sprout, Leslie (2013), The Musical Legacy of Wartime France, Berkeley, University of California Press.

Écoutes


Écoute 1 : Ben Tayoux, Alsace et Lorraine, paroles de Gaston Villemer et Hippolyte Nazet, musique de Ben Tayoux, dans Marches et chants patriotiques de l’armée française, vol. 1, Georges Thill (ténor), enregistrement de 1939[?], Historia, 2011, https://open.spotify.com/track/19hjG4nc9GC8hN4wmtwKJh?si=eaa5b6e1be4d4e55.

Écoute 2 : Francis Poulenc, Les Animaux modèles, no 7 : « Les deux coqs », Orchestre philharmonique du Luxembourg, Jonathan Darlington (dir.), Timpani, 1997, https://open.spotify.com/track/04EzAn04KWdlf6UETOamSk?si=145ce257bafc4f1f.

Écoute 3 : Francis Poulenc, Les Animaux modèles, no 4 : « Le lion amoureux », Orchestre philharmonique du Luxembourg, Jonathan Darlington (dir.), Timpani, 1997, https://open.spotify.com/track/1xHD4dvXZzLPYPg0SpmBse?si=430f84e4e77c45db.

Écoute 4 : Paul Éluard, « Liberté », dans Olivier Germain Thomas, Voix de poètes. Des poètes disent leurs textes, vol. 1, Grandes heures de Radio France/INA, 2010, https://open.spotify.com/track/1ltIHtqAUsHp1CZaRGv8c4?si=df2a67c25502454c.

Écoute 5 : Francis Poulenc, Deux Poèmes de Louis Aragon, no 1 : « C », dans Choix de mélodies, Pierre Bernac (baryton), Francis Poulenc (piano), enregistrement de 1958, BnF Collection, 2016, https://open.spotify.com/track/4CIj74Wc7tC4swm5SV093X?si=deede85c33824400.

Écoute 6 : Francis Poulenc, « Fêtes galantes », dans Œuvres complètes, Pierre Bernac (baryton) et Francis Poulenc (piano), Warner Classics/Erato, 2013, https://open.spotify.com/track/6FOnikuBwvG4ch3Xb0cCu6?si=b7783a8dbcd142b6.

Écoute 7 : Francis Poulenc et Claude Rostand, Francis Poulenc ou l’invité de Touraine (1899-1963). Entretiens avec Claude Rostand, entretien no 6, enregistrements de 1953-1954, Harmonia Mundi, 1995, https://open.spotify.com/track/30NDPTmaKWu2OJ5se0SFLA?si=dc4ad8684bc24a0c.

Écoute 8 : Paul Éluard, « Liberté », dans Olivier Germain Thomas, Voix de poètes. Des poètes disent leurs textes, vol. 1, Grandes heures de Radio France/INA, 2010, https://open.spotify.com/track/1ltIHtqAUsHp1CZaRGv8c4?si=df2a67c25502454c.

Écoute 9 : Francis Poulenc, Figure humaine, no 1 : « De tous les printemps du monde », chœur de chambre Accentus, Laurence Equilbey (dir.), Naïve, 2001, https://open.spotify.com/track/1t3e4hL9DxxWyrJz2HMA80?si=6c3cfa70184a4e5e.

Écoute 10 : Francis Poulenc, Figure humaine, no 7 : « La menace sous le ciel rouge », chœur de chambre Accentus, Laurence Equilbey (dir.), Naïve, 2001, https://open.spotify.com/track/3TvO8b0zup45Wia1ju8yac?si=a3aaad4eaadf4a18.

Écoutes 11 et 12 : Francis Poulenc, Figure humaine, no 8 : « Liberté », chœur de chambre Accentus, Laurence Equilbey (dir.), Naïve, 2001, https://open.spotify.com/track/46aD8tEao6cPH6hMjRvAJi?si=415607cb8a9844ed.

Annexe : Paul Éluard, « Liberté » (1942)


Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable et sur la neige
J’écris ton nom

Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J’écris ton nom

Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J’écris ton nom

Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l’écho de mon enfance
J’écris ton nom

Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J’écris ton nom

Sur tous mes chiffons d’azur
Sur l’étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J’écris ton nom

Sur les champs sur l’horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J’écris ton nom

Sur chaque bouffée d’aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J’écris ton nom

Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l’orage
Sur la pluie épaisse et fade
J’écris ton nom

Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J’écris ton nom

Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J’écris ton nom

Sur la lampe qui s’allume
Sur la lampe qui s’éteint
Sur mes maisons réunies
J’écris ton nom

Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J’écris ton nom

Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J’écris ton nom

Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J’écris ton nom

Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J’écris ton nom

Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J’écris ton nom

Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J’écris ton nom

Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J’écris ton nom

Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom

Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.

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