Nouvelle Histoire de la Musique en France (1870-1950)

1918

Histoire du soldat, la France dans le rétroviseur de Stravinski


Danick Trottier


L’Histoire du soldat de Stravinski peut être lue comme une œuvre d’exil qui apporte une réflexion sur l’identité nationale en temps de guerre.

Stravinsky's The Soldier's Tale can be read as a work of exile providing a reflection on national identity in times of war.


L’Histoire du soldat est sans l’ombre d’un doute l’œuvre d’Igor Stravinski qui relie les deux pays européens dans lesquels il a le plus vécu, composé et circulé au cours des années 1910, soit la France et la Suisse. Il ne vient pourtant pas à l’esprit d’évoquer la France dans le cas de cette œuvre tant sa genèse tout autant que sa création découlent d’un contexte où la Suisse domine à au moins deux niveaux : diégétique bien sûr (la référence aux villes de Denges et Denezy) mais aussi extradiégétique (Charles Ferdinand Ramuz, l’auteur du livret, est écrivain suisse, et Stravinski compose l’œuvre à Morges), sans insister sur la création au Théâtre Municipal de Lausanne le 28 septembre 1918. En quoi alors la France pourrait-elle avoir droit de cité lorsqu’il est question de cette œuvre destinée à être « lue, jouée et dansée », comme l’indique la partition de 1924 (Figure 1) ?

Si la Suisse est explicitement mise en scène par sa géographie et qu’elle est la source de la collaboration entre les deux artistes, la France n’est pas pour autant absente de l’œuvre, en raison des associations et solidarités que génère la Grande Guerre. L’œuvre n’évoque pas seulement la guerre par son titre et son sujet, soit un soldat circulant dans le canton de Vaud (« les aventures du soldat déserteur », dira Stravinski dans une entrevue de 1936 ; Dufour 2013, p. 296) alors que le renouvellement du mythe de Faust avec le diable qui tente de ravir au soldat son âme prend la forme d’une métaphore de l’infamie qui se joue sur la scène européenne ; elle évoque aussi la guerre avec en arrière-plan un contexte géographique particulier, marqué par les alliances qui se tissent dans le corridor francophone liant la France et la Suisse romande (un page d’histoire qui est encore au centre du débat ; voir Le Bec 2018). C’est ainsi que cette dernière devient un lieu de refuge ou de passage tout indiqué pour plusieurs artistes français aussi connus que Maurice Delage, Romain Rolland, Jacques Rivière et bien d’autres –certains, comme Pablo Picasso et Jean Cocteau, optent plutôt pour l’Italie. Dans la mesure où Stravinski a fait carrière et a connu le succès en France et plus précisément à Paris, il n’est pas faux de parler d’exil en Suisse, comme le propose Stephen Walsh (2001, § 4), pour caractériser sa trajectoire durant la période 1914-1920.

Figure 1 : Frontispice de la première édition imprimée de la partition
de l’Histoire du soldat (London, Chester, 1924).
Source : édition de la partition par les soins de John Carewe (London, Chester Music, 1987),
consultable en ligne, https://issuu.com/scoresondemand/docs/soldiers_tale_fs_47889
(dernier accès 10 octobre 2019).

L’exil trouve pourtant à s’accomplir dans un pays qui lui est familier : après tout Le Sacre du printemps a été composé en partie à Clarens, et Stravinski est retourné en ce pays à de nombreuses reprises pour finalement en faire un lieu d’établissement en période de guerre. Même s’il professe une décennie plus tard que la France est sa « seconde patrie » ([1935]2000, p. 108) et que plusieurs de ses œuvres trouvent en Paris un carrefour de création idéal, les paysages helvétiques l’attirent, et il trouve en ce pays un lieu pour s’adonner à la composition (Figure 2). À cela s’ajoute une autre donnée non négligeable : si au cours de la Grande Guerre il s’éloigne de la France, l’année 1917 renforce son statut d’exilé puisque la révolution d’Octobre qui frappe son pays d’origine a tôt fait de le dissuader de tout retour en Russie – il parle de « deuil russe » (2013, p. 47) dans le Journal de Genève en date du 30 décembre 1917. Cet accablement le conduit à une situation où la Suisse et la France sont désormais ses deux principaux pays d’accueil : le compositeur sait désormais que sa vie va se poursuivre en terre européenne.

Figure 2 : Igor Stravinski à Morges en 1918, entre l’éditeur Henry-Louis Mermod
et Charles Ferdinand Ramuz. Source : Simond 2018.

Si l’on tente un premier rapprochement entre la vie de Stravinski et le récit de l’œuvre, le soldat peut être à la fois objet de réflexions et d’analogies. Il est aussi un être qui se cherche en ces moments troubles et c’est à travers cette vulnérabilité que le diable arrive à le piéger : son identité s’accroche à un violon que le diable a vite fait d’instrumentaliser tel un harnais, par exemple dans l’amorce de l’intrigue alors que la musique, indissociable de l’identité du musicien, acquiert une valeur d’échange contre un livre qui prédit l’avenir (narrateur : « Tiens c’est un livre qui est en avance. C’est un livre qui dit les choses avant le temps, drôle ça !... » ; Écoute 1). La métaphore de l’être qui se cherche en cette période où l’histoire se joue sur fond de turpitudes morales et politiques s’exalte dans le personnage du bon Joseph Dupraz, soldat qui rentre chez lui et qui, par-dessous tout, se cherche une raison d’être, d’où l’appel d’un royaume (narrateur : « (le roi de ce royaume-là) ») et d’un possible amour (narrateur : « qu’il donnera la fille au roi [...] à celui qui la guérira... »). Dans la foulée de l’évocation de cet ailleurs qui semble salutaire au soldat (narrateur : « les gardes lui demandent où il va : où je vais ? je vais chez le roi ! »), l’œuvre enchaîne la fameuse « Marche royale » de laquelle ressortent musicalement la grandiloquence du moment (l’éclatement et l’élancement des notes cuivrées), l’espièglerie du diable (la nervosité du travail musical et des sons pointillés du cornet à pistons), la progression du soldat en terrain inconnu (le rythme de marche militaire avec les tambours) ainsi que l’atmosphère de cirque, voire de fête foraine (la mélodie de paso doble au trombone) (Écoute 2 ).

Écoute 1
Écoute 2

Autrement dit, le soldat se cherche et, en se cherchant, laisse son imaginaire entre les mains d’une force néfaste, ce qu’on pourrait interpréter comme une métaphore de l’absence d’humanité chez les puissants qui commandent durant la Grande Guerre. Il est certain que de telles analogies peuvent se décliner à l’infini et découlent d’une herméneutique favorisée par le contexte de création de l’œuvre, qu’il soit politique, social ou culturel. Il n’en demeure pas moins que l’Histoire du soldat relie les trois composantes que sont une histoire, un soldat et un diable dans le miroir du mythe de Faust, et qu’en ce sens le contexte de guerre ne peut être négligé dans la décision d’avoir écrit une telle œuvre. C’est du moins l’interprétation des faits que propose le compositeur dans Chroniques de ma vie :

Mon unique consolation était de voir que je n’étais pas seul à souffrir des circonstances. Mes amis comme Ramuz, Ansermet et bien d’autres étaient tout aussi éprouvés que moi. Nous nous réunissions souvent et nous cherchions fébrilement une issue à cette inquiétante situation. C’est ainsi que vint l’idée, à Ramuz et à moi, de créer avec le moins de frais possible une espèce de petit théâtre ambulant qu’on pourrait facilement transporter d’un endroit à un autre et présenter même dans de toutes petites localités. (Stravinsky [1935]2000, p. 89)

Ramuz corrobore cette interprétation des faits dans les souvenirs qu’il rapporte au sujet de la genèse de l’œuvre, parlant pour sa part d’une « pièce de circonstances (au pluriel) et très authentiquement née d’elles » ([1929]1946, p. 115). Quelle emprise peut donner l’œuvre en lien avec le contexte dans lequel elle a été écrite puis créée ?

La guerre est d’abord portée par des nations, et si des êtres comme Stravinski et Ramuz se trouvent affligés en cette période, c’est bien parce que leur responsabilité et leur force d’agir pèsent très peu dans le conflit. Il n’y a donc pas de soldat sans guerre, donc sans nationalités, particulièrement en cette période de l’histoire durant laquelle les nationalismes s’affirment avec véhémence. On est bien loin de soldats appartenant à des organisations supranationales et œuvrant pour la paix comme le seront plus tard les Casques bleus de l’ONU. Le soldat de l’œuvre est donc lié indirectement au conflit qui se joue, même s’il n’est pas dit dans le texte pour qui a combattu et déserté Joseph Dupraz. Et comme le soldat profite d’abord d’une situation de congé (narrateur : « Quinze jours de congé qu’il a »), le fait d’avoir déserté ne s’impose dans le récit qu’au moment où le diable apparaît. Par ailleurs, l’usage du mot histoire dans le titre engendre un phénomène de mise en abyme dans lequel l’histoire du soldat, à travers la perdition qui l’attend dans les mains du diable, est coextensive de l’Histoire que l’humanité malmène durant cette période. L’homologie entre l’histoire européenne de l’époque et l’histoire écrite par Ramuz ressort au grand jour du moment où le soldat se trouve à être instrumentalisé par des forces plus grandes que lui, par exemple les tours de ruses du diable alors qu’il pense avoir sauvé la princesse.

La nationalité reste donc une possible ouverture herméneutique dans la compréhension de l’œuvre : elle n’est jamais nommée, cependant elle est sous-entendue. Car au fond l’œuvre débute sur des paroles qui posent tout de même un lieu géographique où prend forme le récit : « Entre Denges et Denezy, un soldat rentre chez lui », explique le narrateur. Si tant est que le soldat rentre chez lui et que tout porte à croire qu’il est de nationalité suisse, le problème n’en demeure pas moins que la Suisse s’affiche comme pays neutre durant le conflit. Par conséquent, le soldat, rentrant chez lui en Suisse romande et s’exprimant en français, pour quel autre pays que la France peut-il avoir combattu ? On pourra objecter à cette hypothèse qu’il n’est jamais précisé à quel temps appartiennent les faits à la base du récit, par exemple la Première Guerre mondiale. Il est pourtant difficile d’écarter aussi facilement le conflit qui se joue et dont Stravinski et Ramuz sont témoins au même titre que leurs contemporains. Autant par le contexte dans lequel elle a été pensée puis créée que par le titre et par son sujet, l’œuvre offre plusieurs ancrages herméneutiques qu’il est difficile d’écarter du revers de la main. On sait par exemple que l’Histoire du soldat s’inspire d’un vieux conte russe qu’Alexandre Afanassiev a remis à l’honneur et de « l’un des trois mythes fondamentaux de l’ère moderne » (Marchand 2006, p. 1328), le mythe de Faust. De même, la marche et la distance constituent des jalons incontournables pour appréhender son contenu (narrateur au sujet du soldat : « A marché, a beaucoup marché »).

On peut même aller plus loin en affirmant que la marche tient lieu de synecdoque dans l’Histoire du soldat, dans le sens où cette forme devient la partie du tout : l’œuvre met bien en scène un soldat marchant, le temps posant justement une intrigue qu’il n’est pas facile de résoudre, comme l’a précisé Philippe Girard (2005, p. 22), comme si tout était à la fois en suspension (le temps que manipule le diable, par exemple dans le passage de trois jours à trois ans) et en mouvement (la marche du soldat puis les scènes qui se succèdent). Le soldat s’affirme comme sujet créateur de mouvement en parcourant différents lieux avec son violon pour ensuite jouer trois danses afin de guérir la princesse (« Tango », « Valse » et « Ragtime », Écoute 3). De la sorte, « la musique devient ainsi la métaphore de la vie par opposition à l’univers de silence et d’immobilité qu’incarne le diable » (ibid., p. 23). Cette réalité se matérialise par les pas comme éléments d’action au sein du récit, tant la marche qui structure l’œuvre du début à la fin et « La marche du soldat » qui revient à trois reprises, que la « Marche royale » comme climax de l’œuvre et « La marche triomphale du diable » (Écoute 4) comme moment de perdition de l’âme du soldat. Tout soldat n’est-il pas condamné à une marche perpétuelle pour autant que les troubles politiques font de lui un être mobilisé ? Le binôme soldat-diable prolonge le binôme personnes mobilisées-nations en guerre : autrement dit, un soldat ne voit pas le spectre de la mort rôder au quotidien.

Écoute 3
Écoute 4

À la lumière du contexte de guerre, l’œuvre est celle que choisit Theodor W. Adorno pour mener ses attaques parmi les plus dures à l’endroit de Stravinski dans sa Philosophie de la nouvelle musique (1949) : il y voit une dépersonnalisation où s’affiche « une perception du corps à la fois maladivement intensifiée et devenue étrangère au sujet » (1962, p. 181). N’est-ce pas justement ce qu’est un corps de soldat en situation de guerre – ce corps qui est au centre du conflit et qui nourrira la mémoire des événements (Prost et Winter 2004, p. 255) ? La marche, sous l’effet des contretemps rythmiques, de l’air d’aller des percussions ainsi que de la discontinuité qu’engendre la juxtaposition de différentes atmosphères, qui sont autant de traits que « La marche du soldat » illustre, ne prolonge-t-elle pas la dépersonnalisation que vit le soldat de l’époque en contexte de guerre ? D’un soldat qui se cherche après qu’on lui ait ravi son âme ?

Pour y voir plus clair dans la position du philosophe de Francfort, il faut s’arrêter à la musique dans la mesure où elle représente l’infantilisme qu’il perçoit à tous les niveaux dans l’œuvre du compositeur russe : le monde de l’enfance mais aussi de l’immaturité se déploient de Petrouchka à l’Histoire du soldat, les contes et légendes provenant du folklore étant teintés de grotesque, de foire et de cirque, bref de tout ce qui se rattache au divertissement. Autrement dit, la rencontre entre l’œuvre de 1918 et le conflit qui allait bientôt prendre fin se décline sur fond d’incompatibilité, tant l’infantilisme prend le dessus selon Adorno. Or Stravinski n’a jamais caché le fait que sa sensibilité en cette période trouble le conduisait vers « la muse populaire russe » ([1935]2000, p. 90). Ramuz n’étant pas un familier de la langue russe, c’est le compositeur qui l’a mis en contact avec cette œuvre et qui l’a guidé dans son travail (White 1984, p. 264). Et comme l’écrivain ([1929]1946, p. 116) l’a révélé plus tard, Stravinski a une conception de la musique avant même que le sujet ne soit choisi, d’autant plus qu’il a déjà en tête l’idée d’en tirer une suite de concert. À cela s’ajoute le fait que l’œuvre a connu toutes sortes de déboires (White 1984, p. 273-274) avant de véritablement circuler au sein de l’espace européen sous forme de partition : elle a beau avoir été créée dans des conditions difficiles, en septembre 1918, la partition ne voit le jour qu’en 1924 chez Chester – Maureen Carr (2005, p. 3-19) retrace dans le détail la genèse de l’œuvre et le contexte de création tout en situant les esquisses.

Les documents d’époque révèlent aussi que la collaboration entre Stravinski et Ramuz n’a pas toujours été des plus heureuses (Goubault 1991, p. 199), d’autant plus que derrière la musique se cache un projet avec Gide qui n’a jamais vu le jour et qui devait porter le titre Antoine et Cléopâtre (Carr 2005, p. 11-16 ; Figure 3).

Figure 3 : Igor Stravinski et André Gide au Revenandray, été 1917.
Source : http://e-gide.blogspot.com/2012/05/gide-et-stravinsky-12.html
(dernier accès 17 octobre 2019).

Ainsi la musique et le texte sont-ils parfois en dissociation en raison des contextes différents de création, les deux n’ayant pas été composés en simultanéité (Girard 2005, p. 22). Il est intéressant à cet effet de considérer ce que dit Stravinski de l’œuvre lors d’une entrevue de 1924 : « La musique de cette œuvre, indépendante en principe, dans certains endroits forme tout de même un tout inséparable avec le fond littéraire.» (2013, p.168) Après tout c’est bien Stravinski qui eut l’idée de remettre à l’honneur un vieux conte russe ! Si la musique s’est voulue « indépendante en principe », elle ne colle pas moins au récit comme tend à le prouver la mise en musique de la marche. La musique tient donc lieu de texte tout aussi significatif que peut l’être le récit lui-même : elle s’appuie sur des formules langagières et sur d’autres musiques, par exemple la mélodie de paso doble dans la « Marche royale », la reprise du choral Ein Feste Burg de Luther dans le « Petit choral » (Écoute 5) et l’influence de Bach dans le « Grand choral » (Écoute 6) ; les trois danses folkloriques où sont recodés dans une sauce stravinskienne un tango, une valse et un ragtime, à quoi l’on peut aussi ajouter l’influence de la musique klezmer dans la formation instrumentale et dans le travail qui s’ensuit du côté des textures, notamment dans la rencontre entre la clarinette, le trombone et la trompette (Tarsukin 1996, p. 1303-1306).

Écoute 5
Écoute 6

Si le temps évoqué par le récit est insituable et que l’enjeu national en période trouble ne peut être que déduit par les événements narrés, il en va autrement de la musique : l’Espagne, l’Allemagne, l’Autriche, l’Argentine, les États-Unis, la Russie et plusieurs pays des Balkans pourraient être convoqués à témoin si l’on veut situer toutes les influences qui se cachent derrière la musique de l’Histoire du sol-dat. Si la marche avec ses pas et la distance qu’elle induit sont posées comme vecteurs de l’œuvre dès ses premières notes, cette dernière trouverait comme juste accomplissement un monde sans frontière avec un soldat en quête de paix, voire d’un ailleurs où se trouverait enfin le bonheur (narrateur : « Un bonheur est tout le bonheur. Deux, c’est comme s’ils n’existaient plus »). Mais après s’être détourné de la princesse au profit du diable, le soldat doit se résigner à le suivre (narrateur : « Le soldat a baissé la tête. Il se met à suivre le diable, très lentement, mais sans révolte ») ; résonnent alors avec espièglerie et tonitruance les premières notes de la « Marche triomphale du diable. » L’œuvre autant que sa genèse et le contexte dans lequel elle s’inscrit permettent un saut herméneutique qui consiste à voir la perdition du soldat comme l’absence de paix, voire comme la vaine tentative de détourner l’homme du massacre vers lequel le conduisent ses aspirations hégémoniques corrélées à la nouvelle artillerie lourde (une galerie d’images est accessible sur le site du Musée canadien de la guerre, https://www.museedelaguerre.ca/premiereguerremondiale/histoire/batailles-et-combats/armes-terrestres/artillerie-et-mortiers/ , dernier accès 17 octobre 2019).

Qu’en est-il alors de la France si la musique ne l’évoque guère, et si sa présence dans le récit ne peut être déduite que par les événements politiques de l’époque en lien avec un soldat qui rentre chez lui ? L’enjeu de la nationalité ne va pas de soi dans le cas de Stravinski alors que son attachement russe reste très profond tout au long de sa vie, lui qui se trouve en situation d’exil et qui épouse l’idéologie eurasiste (Dufour 2006, p. 60-62). Pourtant il n’a cessé de professer un amour profond pour au moins trois pays européens, soit la France, la Suisse et l’Italie, pour ensuite s’installer aux États-Unis en 1939 alors que l’Europe renoue avec la barbarie. Quelques années plus tôt, en 1934, il avait pourtant obtenu la nationalité française. Comme l’a si bien formulé Girard: «Le Stravinski, musicien russe, déploie avec délice les ailes du Stravinski musicien universel » (2005, p. 21), ce qui est particulièrement vrai au regard de l’Histoire du soldat avec l’inspiration d’un conte russe et tous les idiomes nationaux que la musique coagule. Mais de quel universalisme parle-t-on exactement ?

Dans une période où s’affirment autant le sentiment national et les idiomes en musique, l’universalisme musical qui consiste à déployer des musiques provenant de différents endroits du monde de manière à se les approprier dans un langage à soi – ce que réalise Stravinski de façon convaincante (il a « colonisé des territoires », comme le formule Christian Goubault 1991, p. 367) –, relève assurément d’une conception avant-gardiste que Paris a circonscrite dans son parcours : le musicien n’est pas tant universel que profondément personnel dans les sonorités qu’il développe. Dans le rétroviseur de Stravinski au moment il compose l’Histoire du soldat, il y a la France et surtout Paris où il a connu ses premiers succès et où il a appris à se bâtir un langage personnel fait d’appropriations et d’influences provenant d’ailleurs, pour autant qu’elles colorent son langage et lui permettent de développer une singularité artistique. Car le Paris de la Belle Époque est bien le lieu par excellence de la confluence des musiciens et des musiques, surtout dans le cas de celles qui proviennent de loin comme le tango et le ragtime. À cela s’ajoute le fait que la France est présente à son esprit durant la période 1918-1920 même s’il réside en Suisse : la mort de Debussy le touche profondément et, s’il faut en croire Robert Craft (Stravinsky 1984, p. 452), il esquisse les premières notes de Fragment des Symphonies pour instruments à vent à la mémoire de C.A. Debussy (œuvre pour piano qui paraîtra en décembre 1920 dans le numéro spécial à la mémoire de Debussy de La Revue musicale, Figure 4 ; Écoute 7) à l’annonce du décès du compositeur en mars 1918. C’est aussi en cette période qu’il se préoccupe de la vie musicale française et qu’il cherche à reprendre le flambeau là où il l’avait laissé avant la Grande Guerre (Trottier 2008, p. 168- 180). Dans ce contexte, il est permis d’affirmer qu’en composant l’Histoire du soldat Stravinski reste bel et bien un compositeur dont les gestes et actions sont marqués par la façon de concevoir la musique dans le Paris des premières décennies du XXe siècle. Après tout, si Stravinski a opté pour la Suisse à partir de 1914 et qu’il hésite à retourner dans l’Hexagone une fois l’armistice signé, la France s’impose finalement comme un choix naturel en juin 1920 alors qu’il s’allie à la jeune génération dans le but de remettre à l’ordre du jour le passé musical et classique.

Figure 4 : Couverture du numéro spécial de La Revue musicale
à la mémoire de Claude Debussy (vol. 1, no 2, décembre 1920).
Tel que spécifié dans la table des matières, l’image en couverture est une gravure de
Georges Aubert d’après le médaillon en bronze de Madame Beetz-Charpentier.

Écoute 7

Trottier, Danick, « 1918. Histoire du soldat, la France dans le rétroviseur de Stravinski », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », http://emf.oicrm.org/nhmf-1918, mis en ligne le 12 mars 2020.

Bibliographie


Adorno, Theodor W. ([1949]1962), Philosophie de la nouvelle musique, traduit de l’allemand par Christophe David, Paris, Gallimard.

Carr, Maureen (2005), « Igor Stravinsky and Charles-Ferdinand Ramuz. A Study of Their Artistic Collaboration for Histoire du soldat (1918) », dans Maureen Carr (éd.), Stravinsky’s Histoire du soldat. A Facsimile of the Sketches, Middleton (WI), A-R Editions, p. 3-23.

Dufour, Valérie (2006), Stravinski et ses exégètes (1910-1940), Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles.

Girard, Philippe (2005), « Histoire du soldat. La musique d’un texte », dans Maureen Carr (éd.), Stravinsky’s Histoire du soldat. A Facsimile of the Sketches, Middleton (WI), A-R Editions, p. 21-23.

Goubault, Christian (1991), Igor Stravinsky, Paris, Librairie Honoré Champion.

Le Bec, Erwan (2018), « 1914-1918. Des Suisses en guerre pour la France », interview avec Alain- Jacques Tornare, Tribune de Genève, 1er décembre, https://www.tdg.ch/societe/histoire/19141918-suisses-guerre-france/story/23633849 (dernier accès 17 octobre 2019).

Marchand, Guy (2006), « Le mythe de Faust dans la musique du XIXe siècle », dans Jean-Jacques Nattiez (dir.), Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, « 4. Histoire des musiques européennes », Arles/Paris, Actes Sud/Cité de la musique, p. 1328-1347.

Prost, Antoine, et Jay Winter (2004), Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Éditions du Seuil.

Ramuz, Charles Ferdinand ([1929]1946), Souvenirs sur Igor Strawinsky. Portraits et pages manuscrites, Lausanne, H. L. Mermod.

Simond, Gilles (2018), « Et Stravinsky devint Vaudois », 24heures, Lausanne, 21 janvier, https://www.24heures.ch/vivre/histoire/stravinsky-devint-vaudois/story/19855968 (dernier accès 17 octobre 2019).

Stravinsky, Igor ([1935] 2000), Chroniques de ma vie, Paris, Denoël.

Stravinski, Igor (2013), Confidences sur la musique. Propos recueillis (1912-1939), textes et entretiens choisis, édités et annotés par Valérie Dufour, Arles, Actes Sud.

Stravinsky, Igor et Ramuz, Charles Ferdinand ([1924]1987), Histoire du soldat, édition autorisée, Londres, Chester Music.

Stravinsky, Igor (1984), Selected Correspondence, vol. 2, édité et annoté par Robert Craft, New York, Alfred A. Knopf.

Taruskin, Richard (1996), Stravinsky and the Russian Traditions. A Biography of the Works Through Mavra, Berkeley, University of California Press.

Trottier, Danick (2008), « La querelle Schoenberg/Stravinski. Historique et prémisses d’une théorie des querelles au sein de l’avant-garde musicale », thèse de doctorat, Université de Montréal et École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris.

Walsh, Stephen (2001), « Stravinsky, Igor (Fyodorovich) », Grove Music Online, https://doi.org/10.1093/gmo/9781561592630.article.52818 (dernier accès 17 octobre 2019).

White, Eric Walter (1984), Stravinsky. The Composer and his Works, 2e éd., Berkeley, University of California Press.

Écoutes


Les extraits 1 à 6 sont tirés de : Igor Stravinsky, Histoire du soldat, Jean Cocteau (narrateur), Peter Ustinov (le Diable), Jean-Marie Fertey (le Soldat), Anne Tonietti (la Princesse), Igor Markevitch (dir.), Philips Classics, 1962.

Écoute 1: Partie 1, « Marche du soldat », https://open.spotify.com/track/47WtQZy0ZkhXZx2 dhefieB?si=NNhlvaAORqmD8Lv6_ZFzBA

Écoute 2: Partie 2, « Marche royale », https://open.spotify.com/track/4zh8LovxfcaIc2X4YT5xIA?si=GY54q3D9RiyBX_5aw1RbKg

Écoute 3: Partie 2, « Trois danses: Tango, Valse, Ragtime », https://open.spotify.com/track/1SZqBMEYbWDLVqZ8TFcjHm?si=Y64EwlmFTeqrs25bU_b2KQ

Écoute 4: Partie 2, « Marche triomphale du diable », https://open.spotify.com/track/4UdYdnC2ymvBa2ODR4gn8q?si=puFt07PXS162IRcI_K5aBQ

Écoute 5: Partie 2, « Petit choral », https://open.spotify.com/track/4VsKaGZUpQZsy1TQaZYU7N?si=Hj28y_tcRhqW_5oUw3vh1Q

Écoute 6: Partie 2, « Grand choral », https://open.spotify.com/track/3cFAhzhbwqfyGtRB51y88R?si=k-T2T-BbRMywSXdUZYKzDg

Écoute 7: Igor Stravinski, Fragment des Symphonies pour instruments à vent à la mémoire de C.A. Debussy, Pavlina Dokovska (piano), Labor Records, 2001, https://open.spotify.com/track/54yernr8GFZzIOWhj2avNW?si=b3yM3kxfS366vvJGrk3Mdw