Nouvelle Histoire de la Musique en France (1870-1950)

1913

Lili Boulanger, première femme Prix de Rome


Sylvain Caron


Lili Boulanger est la première femme compositrice à remporter le Premier Grand Prix de Rome en 1913. La place des femmes au sein de la profession fait l’objet de débat dans la presse musicale de l’époque.

Lili Boulanger was the first woman composer to win the First Grand Prix de Rome in 1913. The place of women in the profession is a subject of debate in the musical press.


En août 1913, la compositrice Lili Boulanger (1893-1918) remporte le Premier Grand Prix de Rome, ex æquo avec Claude Delvincourt (1888-1954). La revue illustrée Musica (no 131, en couverture) précise que « Mlle Lili Boulanger [...] sera la première femme musicienne admise à la villa Médicis ». Créé en 1803 et décerné par l’Académie des Beaux-Arts, le Prix de Rome visait à récompenser les meilleurs compositeurs formés dans les conservatoires (Lu et Dratwicki 2011). Cette récompense avait un grand impact, tant par son prestige que par la réunion de conditions propices au début d’une carrière : un séjour à la villa Médicis – ce qui permettait au lauréat ou à la lauréate de se consacrer entièrement à la composition – et l’assurance d’être publié.e.

Lancée en 1902 par Pierre Lafitte, Musica est la première revue française moderne illustrée qui soit entièrement dédiée à la musique. Lafitte, qui fonde également la revue Femina et qui fait construire la salle des fêtes Femina-Musica, vise notamment un lectorat féminin (Duchesneau2019). Aussi, l’accession de Lili Boulanger au prix de Rome est-elle l’occasion d’une importante couverture.

Pourquoi a-t-il fallu attendre plus d’un siècle avant que le Prix soit décerné à une femme ? En fait, depuis la fondation du Conservatoire de Paris en 1795, les classes de contrepoint et de fugue – préalables à la composition – étaient presque exclusivement masculines. À cette époque, on associait en effet à la sphère masculine les règles rigoureuses de ces disciplines, consignées dans des traités (notamment celui de Dubois, 1901) C’est ce qu’écrivait Henri Blanchard en1841, en parlant de « madame [Louise] Farrenc, compositeur féminin, qui a toutes les grâces de son sexe par la mélodie, et toute la vigueur du nôtre par son savoir comme contrepointiste [sic] » (Anonyme 1841, p. 570). À travers tout le XIXe siècle, il n’y a que sept femmes qui obtiennent les premiers prix de contrepoint et de fugue. La première d’entre elles est Charlotte Eques-Jacques, en 1861. Ce n’est qu’en 1905 que Gabriel Fauré, alors devenu directeur du Conservatoire, réformera l’enseignement et séparera les classes de fugue de celles de composition (Woldu 1984). C’est cette modification au cursus qui permet à Lili Boulanger, qui n’a pas suivi les cours de fugue, de se présenter au prix de Rome.

Avant 1903, pour participer au concours du Prix de Rome, une femme devait également obtenir une permission spéciale : en 1874, Maria Isambert en a fait la demande au secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts, en faisant valoir que le règlement du Prix n’excluait pas explicitement les femmes. Pourtant, l’Académie lui refuse ce privilège (Fauser 1998). En avril 1902, la revue Femina publie les résultats de son enquête, où était posée la question suivante : « les femmes peuvent-elles être admises au Prix de Rome ? ». La réponse, massivement favorable à la question, est révélatrice d’un nouveau consensus social. Destinée à un lectorat féminin, la revue révélait au grand jour ce que les femmes n’osaient pas faire ouvertement : contester des restrictions jugées périmées. En 1903, le ministre Joseph Chaumié autorise pour la première fois la participation des femmes au Prix de Rome, mais à condition qu’elles ne soient pas mariées (Fauser 1998, p. 86-87) – restriction appuyée sur l’idée que le mariage trouve son épanouissement dans la maternité, ce qui exclut de facto une activité professionnelle qui retiendrait la femme à l’extérieur du foyer.

Une majorité de femmes recevait habituellement un enseignement privé pour faire de la musique. Lili Boulanger s’est inscrite dans la lignée des rares femmes qui sont parvenues à recevoir leur formation au conservatoire. Mais elle ne pouvait pas assister aux cours régulièrement; sérieusement malade (elle est atteinte de tuberculose intestinale), Boulanger n’était pas en mesure d’assister régulièrement aux cours, ce qui rendait peut-être sa présence moins perturbatrice. Dans un environnement dominé par une morale bourgeoise, la mixité des classes était considérée comme potentiellement dangereuse, pouvant mettre à risque la réputation des jeunes femmes. Florence Launay relate que Mélanie Bonis est retirée du conservatoire par sa famille, l’année même du concours, en raison d’une idylle avec un étudiant (2007, p. 290). Avant que la chose ne s’ébruite, elle s’est rapidement mariée à un industriel parisien, qui lui donna accès à un statut social considéré comme respectable.

Lili Boulanger a obtenu son prix après seulement trois ans de conservatoire (1909-1912), dans la classe de composition de Paul Vidal, avant d’obtenir son prix. La rapidité de son passage témoigne de qualités musicales hors du commun, et du sérieux de la formation qu’elle avait déjà reçue, en leçons particulières, auprès de Georges Caussade. En fait, ce dernier connaît bien l’enseignement dispensé au conservatoire, puisqu’il y enseigne le contrepoint depuis 1905, et qu’il deviendra professeur de fugue en 1921. Il publiera en 1931 un traité en deux volumes, Technique de l’harmonie. Dans son contenu, la formation reçue par Lili Boulanger est donc similaire à celle du parcours institutionnel et sa formation dans l’écriture doit beaucoup à son premier maître (Sassanelli 2007). Dans le contexte social dans lequel Lili Boulanger remporte le Prix de Rome, marqué par la revendication de plus en plus vive des femmes pour prendre part à la vie musicale publique et officielle, notamment dans le cadre des institutions républicaines, le musicographe et critique musical Émile Vuillermoz publie dans Musica deux articles sur l’évolution du rôle des femmes dans la vie musicale : « Le péril rose » (1912) et « La guerre en dentelles » (1913). Dans le premier, il observe l’évolution des femmes dans la société, du point de vue de leur apparition dans des professions normalement réservées aux hommes. Il qualifie de « féministe » l’accession des femmes à de nouveaux domaines professionnels. Mû par une ambition d’affranchissement des stéréotypes du milieu du travail, ce féminisme à la Vuillermoz fait « tomber » les plus singulières professions, « de la suffragette à la femme-cocher, de la doctoresse à l’avocate, [il dénote] une soif de parvenir qui devrait donner à réfléchir aux mâles paresseux ». Vuillermoz se moque des réactionnaires : il adopte un humour pince-sans-rire bien compris de son lectorat féminin, sans pour autant brocarder outre-mesure les hommes, ces « mâles paresseux ».

La première femme admise à l’étape initiale du Prix de Rome (l’épreuve en loge) est Juliette Toutain en 1903. Mais elle doit se désister faute d’avoir reçu à temps l’autorisation qu’une femme (et non un homme) puisse l’y surveiller. L’année suivante, Hélène Fleury reçoit le deuxième Second Grand Prix, tout comme Nadia Boulanger en 1908. Sa sœur, Lili, est la première femme à recevoir le Premier Grand Prix, avec sa cantate Faust et Hélène, sur un livret d’Eugène Adenis. L’ex æquo avec Delvincourt s’explique du fait que l’année précédente, aucun Premier Grand Prix n’avait été décerné.

C’est dans le numéro 131, annonçant les lauréats, que paraît l’article « La guerre en dentelles » de Vuillermoz. Il fait du Prix de Rome un véritable champ de bataille entre les sexes :

Et c’est là que la supériorité de l’éternel féminin apparut aux observateurs [...]. [L]a jeune fille, qui avait droit à toutes les impatiences et à toutes les nervosités, fit apprécier le plus parfait sang-froid. Son maintien modeste et simple, ses yeux baissés sur la partition, son immobilité pendant l’exécution, son abandon absolu à la volonté de ses excellents interprètes à qui elle ne se permit pas une seule fois de battre la mesure ou d’indiquer une nuance, tout contribua à servir sa cause d’ailleurs excellemment défendue, et à faire remarquer la puérilité masculine (Vuillermoz 1913).

Consciente du fait que le jury était misogyne (Vuillermoz 1912), Lili Boulanger a démontré une attitude très professionnelle à l’encontre des préjugés de certains. Pendant l’épreuve du Prix de Rome, deux membres de l’Institut ont fait des croquis de Lili Boulanger lorsqu’elle dirigeait son ensemble pour l’épreuve finale (figures 1 et 2). Ces esquisses offrent un autre témoignage de l’attitude « modeste et simple » décrite par Vuillermoz, et qui semble avoir été considérée comme une qualité remarquée (et peut-être inattendue?) par les observateurs masculins de l’épreuve. À l’évidence, derrière cette modestie, se cachait une grande musicienne.

Figure 1 : « Mlle Lili Boulanger. Croquis dessiné par M. Dagnan-Bouveret, de l’Institut, pendant que la jeune et remarquable artiste dirigeait l’exécution de sa cantate devant les membres de l’Académie des Beaux-Arts » (Musica, no 131, p. 153).

Dans le croquis du peintre Pascal Dagnan-Bouveret (figure 1), Lili Boulanger ne manifeste aucune image d’autorité (son regard est penché vers le bas) et n’emprunte pas les gestes spectaculaires usuels pour un chef d’orchestre. Ces représentations nous en apprennent beaucoup sur la façon dont la candidate était perçue.

Figure 2 :« Sur la feuille de concours, le peintre réputé M. François Flameng, de l’Institut, s’est amusé à tracer ce délicat portrait de Mlle Lili Boulanger, pendant que la jeune artiste faisait exécuter son œuvre. » (Musica, no 131, p. 158-159).

Figure 3 :Musica, no 131, p. 158-159.

Par ailleurs, le croquis de François Flameng (figure 2) jure par rapport au reste des deux pages illustrées où il est publié (figure 3) : toutes les autres personnes sont prises en photo, affichant ostensiblement leur superbe. La légende précise que l’artiste s’est « amusé à tracer ce délicat portrait », mais sans mentionner que Lili Boulanger est également Premier Grand Prix. Lili Boulanger est la seule lauréate à ne pas paraître accompagnée des interprètes de sa cantate, qui étaient Davis Devriès (Faust), Henri Albers (Méphistophélès) et Claire Croiza (Hélène). Jamais un homme n’aurait été traité de la sorte ! En ce qui concerne le croquis lui-même, on remarque la même impassibilité dans l’expression, bien qu’ici s’ajoute une attitude de grande concentration, décelable par la fixité du regard. Dans le texte qui paraît sous le croquis, on lit le pointage attribué aux deux premiers Grands Prix : 31 pour Boulanger et 29 pour Delvincourt. C’est donc elle qui a remporté le plus haut pointage pour sa cantate, ce que la légende ne mentionne pas. On pourrait d’ailleurs se demander si le jury aurait osé lui attribuer le prix, s’il n’y avait eu qu’un seul Premier Grand Prix.

Par l’attitude qu’elle adopte pour déjouer des conventions sociales misogynes, Lili Boulanger se conforme donc à l’image que le jury masculin attend d’elle, comme l’a démontré Annegret Fauser (2007). Bien plus : Briony Cox-Williams (2014) voit dans la cantate Faust et Hélène des stratégies d’écriture qui préviennent tout potentiel de contestation de la prédominance masculine. Entre l’aigu adouci du ténor (Faust) et le grave suppliant de la mezzo (Hélène), la différence de timbre et de tessiture n’est pas très grande. La féminité vocale devient effacée. Cette androgynie de la vocalité ne pouvait pas passer inaperçue pour le jury, puisqu’elle allait à contre-courant du duo d’amour type de l’opéra français, où l’on retrouve plutôt une soprano avec le ténor. A contrario, on peut observer que l’expression exacerbée de la cantate contraste avec l’impassibilité de sa compositrice (Écoute 1). Cette dissociation du créateur avec son œuvre est d’ailleurs documentée par le témoignage de ceux qui ont assisté à l’épreuve, comme le mentionne Vuillermoz. Lili Boulanger est décrite comme imperturbable, en maîtrise de la situation, sans émotion visible. Il le fallait : la passion pouvait émaner de l’œuvre, mais sans appartenir à la femme qui lui avait donné vie. En aucun cas, la femme qu’elle était n’aurait pu faire une confession personnelle, s’identifier à la passion amoureuse. Seul l’homme, Faust, dans son jeu scénique, pouvait l’incarner symboliquement.

Écoute 1

L’attribution du Prix de Rome à Lili Boulanger aurait pu exercer un impact considérable sur le devenir de futures compositrices. Malheureusement, les choses ont tourné autrement. La maladie lui empêcha de séjourner à la villa Médicis et de se consacrer pleinement à la composition. Si la compositrice lauréate n’était pas morte prématurément en 1918, à l’âge de 24 ans, elle aurait pu terminer l’opéra qui l’occupa dans les trois dernières années de sa vie, La Princesse Maleine (sur un texte de Maeterlinck), et peut-être recevoir le privilège extrêmement rare pour une femme d’être jouée à l’Opéra de Paris.

De manière plus large, l’impact sur les générations suivantes de compositrices de ce premier prix décerné à une femme a été amoindri du fait qu’après elle, l’institution du Prix de Rome s’est sclérosée faute de pouvoir évoluer. Dans la foulée de l’affaire Ravel (Woldu1996), Fauré avait pu réformer l’enseignement du Conservatoire, mais pas le Prix de Rome, qui relevait de l’Académie. Les dénonciations de nombreux compositeurs, comme Lalo et Debussy, les orientations esthétiques de la génération montante et la fondation de la Société musicale indépendante en 1910 (Nectoux 1975 ; Duchesneau 1994) scellèrent l’isolement de l’institution, qui perdit son prestige jusqu’à sa disparition en 1968. Après Lili Boulanger, sous la troisième République, trois autres femmes remportèrent le Premier Grand Prix : Marguerite Canal (1920), Elsa Barraine (1929) et Yvonne Desportes (1932).

Caron, Sylvain, « 1913. Lili Boulanger, première femme Prix de Rome », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870- 1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », http://emf.oicrm.org/nhmf-1913, mis en ligne le 12 mars 2020.

Bibliographie


Note : La revue Musica (1902-1914) est entièrement consultable en ligne dans les banques de données Agorha de l’Institut national d’histoire de l’art (Paris), https://agorha.inha.fr/inhaprod/jsp/portal/index.jsp (dernier accès 8 janvier 2020).

Anonyme (1841), « Deuxième concert de la Gazette musicale », Revue et Gazette musicale de Paris, no 64 (19 décembre).

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Blanchard, Henri (1841), « Deuxième concert de la Gazette musicale », Revue et Gazette musicale de Paris, no 64, 19 décembre, p. 570.

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Cox-Williams, Briony (2014), « Helen’s Silences. The Gendering of Voice Pitch and Narrative Structure in Lili Boulanger’s Faust et Hélène », Publications of the English Goethe Society, vol. 83, no 2, p. 113- 124.

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Écoutes

Écoute 1 : Lili Boulanger, Faust et Hélène, Lynne Dawson (soprano), Bonaventura Bottone (ténor), Jason Howard (basse), BBC Philarmonic dirigé par Yan Pascal Tortelier, Chandos, CHAN 9745, 1999, disponible sur Spotify à l’adresse https://open.spotify.com/track/3OQ1ciQMmToSdyTns Y52XW?si=Zg8Z-KtXRxu8HbAqs8_5EA.