Nouvelle Histoire de la Musique en France (1870-1950)

1893

Le Quatuor de Debussy, Eugène Ysaÿe et les relations franco-belges


François de Médicis et Noémie Giasson


Eugène Ysaÿe, premier violon de l’ensemble qui assure la première audition du Quatuor à cordes de Claude Debussy, s’impose comme un des principaux promoteurs des relations musicales franco-belges dans les années 1890-1900.

Eugene Ysaÿe, first violin in the ensemble that premiered Claude Debussy’s String Quartet, acts as a prominent protagonist in Franco-Belgian musical exchanges from the 1890-1900s.


Le 29 décembre 1893, le Quatuor Ysaÿe, un ensemble de musiciens belges, donne en première audition le Quatuor à cordes d’un jeune compositeur français en pleine ascension, Claude Debussy (1862-1918). L’événement se tient à la salle Pleyel à Paris, dans le cadre des concerts de la Société nationale de musique (SNM). La même œuvre est reprise par les mêmes musiciens à Bruxelles quelques semaines plus tard, le 4 mars 1894, à la Société La Libre Esthétique. Ces deux événements ouvrent une riche perspective sur le rôle que des interprètes d’exception peuvent assurer non seulement dans la diffusion d’œuvres d’avant- garde, mais aussi dans la stimulation de la création. S’agissant d’Eugène Ysaÿe (1858-1931), musicien de nationalité belge et premier violon du quatuor à qui il donne son nom (ensemble qui inclut ses compatriotes Mathieu Crickboom, Léon Van Hout et Joseph Jacob), cela dirige également notre attention vers les fruc- tueux échanges qu’ont entretenus les milieux culturels de France et de Belgique.

Ysaÿe, virtuose et musicien hors du commun, reçoit sa formation au Conservatoire Royal de Liège avant de se perfectionner avec Henryk Wieniawski à Bruxelles et Henri Vieuxtemps à Paris. Nommé professeur de violon au Conservatoire de Bruxelles en 1886, sa carrière le conduit ensuite aux États-Unis où il devient en 1918 chef du Cincinnati Symphony Orchestra et directeur du département du Conservatoire de cette ville, s’affirmant comme un des plus prestigieux représentants de la renommée école belge de violon et un des plus éminents musiciens de son époque.

La société bruxelloise qui accueille la seconde audition du Quatuor de Debussy, La Libre Esthétique (1894-1914), baptisée à l’origine le Cercle des XX (1884-1893), était dirigée par un promoteur d’art d’avant-garde exceptionnel, Octave Maus (1856-1919). Ce dernier organisait des expositions de peintres belges et étrangers (surtout français), où étaient présentées les toiles d’artistes parfois peu connus à l’époque mais appelés à connaître une grande notoriété, tels que James Ensor, Théo Van Rysselberghe, Félicien Rops, Ferdinand Khnopff pour les Belges, James McNeill Whistler pour les Étatsuniens, ou Auguste Rodin, Odilon Redon, Camille Pissarro, Georges Seurat, Henri de Toulouse-Lautrec, Paul Signac, Paul Gauguin et Vincent van Gogh pour les Français. Parallèlement aux expositions, Maus met bientôt sur pied des séries de causeries et de concerts (Figure 1). Parmi les conférenciers, il attire d’illustres gens de lettres tels que Catulle Mendès, Auguste Villiers de L’Isle-Adam, Stéphane Mallarmé, Gustave Kahn ou Paul Verlaine. De plus, sa passion pour la musique le conduit à joindre l’activité de critique musical à celle de critique d’art dans L’Art moderne (un hebdomadaire d’art qu’il avait co-fondé en 1881). En 1886, lors de la première de l’opéra Gwendoline d’Emmanuel Chabrier au Théâtre de la Monnaie (la maison d’opéra de Bruxelles), Maus rencontre le compositeur français Vincent d’Indy et noue bientôt avec lui une fervente amitié. À cette époque, d’Indy, compositeur promis à un brillant avenir et homme doué de talents d’organisateur hors pair, est l’âme dirigeante de la SNM. Les visions de l’art qui animent celui-ci et Maus présentent de fortes affinités, et les deux hommes décident de collaborer pour faire entendre les compositeurs français d’avant-garde au public belge du Cercle des XX, puis celui de la Libre Esthétique. Gage des solides bases qui fondent cette initiative, la toute première séance musicale de la société bruxelloise, en 1888, s’ouvre avec le Trio pour clarinette, violoncelle et piano de d’Indy, une œuvre dédiée à son ami Maus. C’est le prélude à d’intenses échanges transculturels, où les Belges Maus, Ysaÿe et les membres de son quatuor vont établir des liens professionnels et amicaux avec le cercle des familiers de César Franck et de d’Indy en France, incluant – outre Debussy – Gabriel Fauré, Ernest Chausson, Pierre de Bréville, Albéric Magnard, Charles Bordes et la belle-sœur de ce dernier, Marie Bordes-Pène, ou encore le réputé Camille Saint-Saëns.

Figure 1 : Théo Van Rysselberghe, affiche pour La Libre Esthétique, 1896.
Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:LibreEsthetique1896.jpg?uselang=fr
(dernier accès 17 février 2023).

Les concerts belges donnent lieu à des expériences multisensorielles uniques, où se répondent les couleurs, « l’odeur de la peinture fraîche », « les contours mélodiques et [les] harmonies [nouvelles] » (Maus 1926, p. 92). Un peu à la manière des correspondances baudelairiennes, l’exposition de tableaux d’avant-garde (ceux de Maurice Denis, Gauguin, Morisot, Renoir, Rysselberghe, Signac, Sisley, Toulouse-Lautrec, etc. [Code 2007, p. 258-259]) offre un contrepoint visuel plus suggestif pour l’audition du Quatuor de Debussy que les murs nus de la salle Pleyel. D’Indy se réjouit de l’ouverture du milieu artistique belge à la musique nouvelle, qu’il juge moins empêtré de préjugés que le public des institutions de concerts parisiennes.

Pour le Quatuor de Debussy, la première audition parisienne s’inscrit dans un programme remarquable, où la majorité des œuvres sont écrites spécifiquement pour Ysaÿe, en quatuor ou en duo. On y entend certaines des premières et plus prestigieuses œuvres dites « cycliques » – c’est-à-dire présentant des retours des principaux thèmes d’un mouvement à l’autre dans une œuvre adoptant une écriture thématique rigoureuse – dont le Quatuor à cordes no 1, op. 35, de Vincent d’Indy, et la Sonate pour violon et piano en la de César Franck, pour laquelle d’Indy accompagne Ysaÿe. Depuis le milieu des années 1880, cette forme était devenue une préoccupation compositionnelle de premier ordre pour l’avant-garde associée à la SNM. Debussy suit cette tendance dans son Quatuor, tout en s’autorisant des licences formelles, une fantaisie saupoudrée d’exubérance déployant les chatoiements de sonorités inédites (Écoute 1). Le musicien envisage d’abord de dédier son œuvre à un ami, le compositeur Ernest Chausson. Cependant, il semble que les licences du Quatuor, qui ne font pas sourciller l’enthousiaste Ysaÿe, aient inspiré quelques réticences à Chausson. Cela conduit Debussy à se raviser et à dédier plutôt l’œuvre à ses premiers exécutants.

Écoute 1

À Bruxelles, l’audition du Quatuor a lieu lors d’une séance entièrement dédiée à Debussy, dont les œuvres sont encore inconnues du public belge. De plus, il s’agit du premier concert tout Debussy dans la carrière du musicien, et, signe de l’ouverture belge à l’avant-garde musicale, il n’est pas banal de noter qu’il prend place à Bruxelles et non dans sa propre patrie. Le programme comprend également deux Proses lyriques, chantées par Thérèse Roger et accompagnées par le compositeur au piano, et La Damoiselle élue. Pour cette cantate (ou « Poème lyrique »), Ysaÿe avait réuni un orchestre de cinquante et une cordes et un chœur de trente voix de femmes, interprètes presque tous bénévoles, placés sous la direction du violoniste. Dans une lettre à Chausson, Debussy se montre enchanté de l’exécution de son Quatuor : « Ysaÿe a joué comme un ange ! et le quatuor a donné une émotion qu’il n’avait pas eue à Paris ». Il jette des fleurs aussi à l’orchestre – « tous ces gens-là qui venaient simplement pour le plaisir ont mis une ardeur à comprendre vraiment touchante » – et il ne s’apitoie pas outre mesure sur la réaction d’un critique qui nourrissait de l’antipathie à l’égard de Maus : « j’ai un joli éreintement de Kufferath dans Le Guide Musical, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais demander de plus ! » (lettre de Debussy à Chausson du 8 mars 1894, dans Debussy 2005, p. 3).

Les œuvres vocales reçoivent un accueil plus mitigé d’une frange de l’auditoire, mais le Quatuor connaît un succès résolument enthousiaste. L’interprétation d’exception qu’en offre le Quatuor Ysaÿe frappe les esprits et contribue à asseoir la notoriété de Debussy, séduisant même les critiques les plus frileux. Dans son article du 4 mars 1894, Kufferath taxe la musique du compositeur français de « pointillisme musical » et « d’amorphisme universel ». Mais il s’émerveille de la « finesse des nuances », de l’« éclat » et de l’incomparable « verve entraînante » des « exécutions prestigieuses du quatuor Ysaÿe » (cité dans Stockhem 1990, p. 116). Si Kufferath reste réfractaire à l’art de Debussy, Maus s’y montre beaucoup plus réceptif. Dans la recension du concert de la SNM qui paraît dans L’Art moderne, il salue un « art extrêmement séduisant, à la fois simple et compliqué » (cité dans Lesure 2003, p. 144).

L’engouement d’Ysaÿe pour le Quatuor de Debussy ne se résume pas à un simple feu de paille, et le violoniste se dévoue bientôt corps et âme à la promotion d’autres œuvres. Lors d’une rencontre à Bruxelles en 1893, en amont du concert de La Libre Esthétique, le compositeur joue les scènes complétées de son opéra en chantier, Pelléas et Mélisande, qui subjuguent son hôte. Dans une lettre à Chausson, Debussy rend compte de sa visite :

[Ysaÿe] a poussé de véritables hurlements de joie en me voyant et m’a serré sur sa vaste poitrine en me tutoyant comme son petit frère ; […] puis, musique, musique forcenée, et dans une soirée mémorable, j’ai joué successivement les cinq poèmes [de Baudelaire], La Damoiselle élue, Pelléas et Mélisande, j’étais enroué comme si j’avais vendu des journaux sur le boulevard. (Lettre de Debussy à Chausson du 16 novembre 1893, dans Debussy 2005, p. 176)

Pour décrire la réaction d’Ysaÿe à l’audition de son opéra, Debussy ajoute pudiquement : « c’était du délire, et je ne peux vraiment pas redire ce qu’il m’a dit ! ».

Ysaÿe encourage Debussy à composer d’autres œuvres qu’il cherchera à jouer. Parmi celles-ci, on compte les Scènes au crépuscule pour violon et orchestre, une œuvre abandonnée, dont on a longtemps cru que le matériel avait été repris dans les Nocturnes pour orchestre (1899). Quand le compositeur annonce à Ysaÿe avoir complété une première version de Pelléas et Mélisande, le violoniste s’active fébrilement pour trouver une scène où représenter l’œuvre, approchant les Théâtres de Gand et de Bruges, et proposant de la diriger lui-même (lettre d’Ysaÿe à Debussy du 17 octobre 1896, dans Debussy 2005, p. 328-329). Ces efforts restent vains et il faut attendre 1902 avant que Pelléas et Mélisande ne soit monté à l’Opéra-Comique de Paris.

Ysaÿe défend non seulement les œuvres de Debussy, mais également celles de nombreux compositeurs importants de cette époque, en particulier celles des musiciens français émergents. Si, au physique, il apparaît comme un colosse, doté d’un appétit pantagruélique, de manière analogue, le violoniste ou le chef se révèle être un ogre de musique. Son biographe Michel Stockhem nous rappelle l’importance qu’il accorde aux repas bien entourés en relevant son habitude d’accueillir libéralement à la table de son modeste domicile élèves et amis, sans se soucier de l’état de ses finances. À Paris, Ysaÿe et Camille Saint-Saëns passent des soirées bien arrosées, jouant de la musique jusqu’aux premières lueurs de l’aube (Stockhem 1990, p. 65). Le compositeur, auteur de nombreuses œuvres importantes du répertoire pour violon, incluant les deux sonates de la maturité (op. 75 et 102), les trois concertos et des œuvres concertantes comme l’Introduction et Rondo Capriccioso ou la populaire Havanaise (Écoute 2), était déjà courtisé par les grands violonistes de la scène internationale de l’époque. Ysaÿe joint les rangs d’une confrérie qui inclut notamment Martin Marsick, autre représentant de premier plan de l’école belge de violon et fidèle collaborateur de la SNM, et, en particulier, l’Espagnol Pablo Sarasate.

Écoute 2

Le Quatuor Ysaÿe est constitué officiellement en 1889 et, dès ce moment, son premier violon prie ses amis compositeurs d’écrire des œuvres à leur intention. Le tout récent Quatuor de César Franck (Écoute 3) lui échappe, ayant déjà été promis au Quatuor Heymann qui en donne la première audition le 19 avril 1890 à la SNM. Mais Ysaÿe prend bien vite le relais et quelques jours plus tard, le 27 avril 1890, il organise dans la ville belge de Tournai un concert entièrement composé d’œuvres de Franck. Paul Braud tient les redoutables parties de piano dans la Sonate pour violon et dans le Quintette, aux côtés d’Ysaÿe et des autres membres de son quatuor. Le compositeur et ses interprètes passent la soirée qui suit chez le directeur de la société de concert, et Ysaÿe attend les deux heures du matin avant de sortir la partition du Quatuor de Franck (dont il avait reçu une copie quelques semaines auparavant), et incontinent, les quatre musiciens se mettent à le déchiffrer. Ils le jouent à deux reprises, après quoi Franck, saisi d’émotion, ouvre les bras et étreint le violoniste d’une longue accolade.

Écoute 3

En 1891, le Quatuor Ysaÿe ne laisse pas échapper cette fois le Quatuor à cordes no 1, op. 35, de Vincent d’Indy, dont les musiciens assurent la création et dont ils reçoivent la dédicace. Suivant l’exemple de son maître Franck, le compositeur s’astreint à la forme cyclique. Au mois d’août 1890, alors que Maus séjourne dans la résidence d’été de d’Indy en Ardèche, le compositeur montre à son ami l’avancement de son œuvre. Les conseils qu’il reçoit l’amènent à apporter des modifications si profondes à son scherzo que, entre eux, d’Indy le baptise le « scherzo-Octave ». Suivront deux autres premières auditions importantes, celle du Quatuor de Debussy, déjà rencontré plus haut, et celle du Quatuor op. 112 de Saint-Saëns (1899) en Belgique au Cercle artistique et littéraire le 14 avril 1900 (la première mondiale avait cependant été donnée en France par le Quatuor Thibaud le 21 décembre 1899), ainsi que des œuvres pour quatuor à cordes augmenté d’instruments supplémentaires.

Ainsi, Chausson destine son Concert pour six instruments à Ysaÿe et aux autres membres de son ensemble. Dans la lettre qu’il envoie au violoniste pour s’assurer de sa participation à la création de l’œuvre, il le prie de bien vouloir en accepter la dédicace : « Je ne vous cache pas que c’est en pensant à vous et à l’impeccable exécution que je pouvais espérer que j’ai écrit ce Concert ! Il vous appartient donc un peu puisque, sans vous, il est à peu près certain que je ne l’eusse pas écrit » (lettre non datée d’Ernest Chausson à Eugène Ysaÿe, citée dans Stockhem 1990, p. 98-99). Ysaÿe accepte l’hommage et crée l’œuvre au Cercle des XX le 4 mars 1892. Il tient la partie de violon solo, Auguste Pierret celle du piano, et le reste du Quatuor Ysaÿe, augmenté pour l’occasion du violoniste Louis Biermasz, assure les quatre autres parties. Chausson, emballé par le succès obtenu, conçoit bientôt un autre projet à l’intention du grand violoniste. Dans une lettre à Crickboom du 3 avril 1893, le compositeur rapporte un récent échange musical avec Ysaÿe : « Je lui ai montré le commencement d’un morceau de violon et orchestre (vous en connaissez une phrase), il lui plaît et il veut à toute force que je le termine avant la rentrée de l’hiver. Il viendrait à Luzancy tout exprès pour voir si les traits de virtuosité sont bien dans l’instrument » (lettre de Chausson à Crickboom du 3 avril 1893, dans Chausson 1999, p. 336). Cela devait donner naissance à une des pages les plus émouvantes de Chausson, le Poème pour violon et orchestre, l’œuvre que Debussy semble avoir prisée le plus entre toutes celles de son auteur (Écoute 4).

Écoute 4

La destinée musicale d’Ysaÿe croisera également la trajectoire de Gabriel Fauré. En 1888, le Cercle artistique et littéraire de Bruxelles offre au compositeur français d’organiser une séance entièrement dédiée à ses œuvres, sous réserve du choix des interprètes. Fauré refuse, à moins qu’Ysaÿe n’y participe. Au fil d’échanges épistoliers qui réunissent d’abord le compositeur et le violoniste pour ensuite inclure Maus et d’Indy, la décision est prise de donner un concert tout Fauré à La Libre Esthétique. Ce projet va se tenir plus tard cette même année. Quelques années plus tard, en 1892, Fauré promet une œuvre au quatuor Ysaÿe, mais c’est en 1906 seulement, au terme d’une longue et pénible gestation, que l’ensemble donne finalement au Cercle artistique et littéraire la première audition du Quintette avec piano no 1 de Fauré, avec le compositeur tenant la partie de clavier. Raoul Pugno se substitue à ce dernier lorsque le Quatuor Ysaÿe redonne l’œuvre à Paris à la salle Pleyel.

Bien que de nationalité belge, Franck est étroitement associé à la création musicale française, jouant le rôle de père spirituel auprès d’une bonne partie de la jeune génération. Il conçoit sa Sonate pour violon comme un cadeau pour le mariage d’Ysaÿe, à la demande de Marie Bordes-Pène, une remarquable pianiste. L’œuvre représente un des sommets du catalogue de son auteur ainsi qu’une des grandes sonates du répertoire violonistique du XIXe siècle. Le jour des noces d’Ysaÿe, le 28 septembre 1886, le présent est livré en mains propres par Charles Bordes, élève de Franck, compositeur et chef de chœur, et Marie Bordes-Pène. Celle-ci déchiffre la Sonate avec Ysaÿe à cette occasion. Le duo assure la création de l’œuvre cette même année au Cercle artistique et littéraire de Bruxelles, et en donne la première audition parisienne l’année suivante. C’est encore le duo Bordes-Pène et Ysaÿe qui présente la Sonate lors de la toute première séance musicale organisée par La Libre Esthétique le 7 février 1888, une audition qui allait marquer son auditoire par son « intensité mystique » (Maus 1926, p. 77) : les salles du Musée étaient dépourvues de système d’éclairage artificiel, et les duettistes, plongés dans des ténèbres croissantes, poursuivent leur prestation, se fiant de moins en moins à leur vue et de plus en plus à leur mémoire. La noirceur atteignant son comble peu avant le début du finale, Maus et d’Indy, impuissants, s’inquiètent de la suite, et quelques murmures s’élèvent dans l’assemblée. Ysaÿe, imperturbable, dissipe ces inquiétudes de quelques coups d’archet sur son lutrin et d’une exclamation : « Allons, marchons ! » (Stockhem 1990, p. 77 ; Écoute 5). 

Écoute 5

Dans les années 1887 à 1916, Ysaÿe va former deux ensembles violon et piano, l’un avec son frère, Théo, et l’autre (entre 1896 et 1914) avec un réputé pianiste français, professeur au Conservatoire de Paris, Raoul Pugno (Figure 2). Après la Sonate de Franck, il va créer des œuvres du belge Guillaume Lekeu (en 1892), et de français associés à la SNM, Sylvio Lazzari (1894), Gustave Samazeuilh (1903), Albéric Magnard (1904), Louis Vierne (1908) et Guy Ropartz (1908).

Figure 2 : Eugène Ysaÿe et Raoul Pugno, photographie non datée.
Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8423782t.item
(dernier accès 17 février 2023).

Comme tant d’autres jeunes talents, Lekeu reçoit les encouragements bienveillants d’Ysaÿe. Témoignage du réseau étroit d’échanges entre la France et la Belgique, ce musicien belge, immensément doué, reçoit ses premières leçons en Belgique avant de poursuivre des études de composition en autodidacte. Il se rend ensuite à Paris où il étudie sous la gouverne de Franck et de d’Indy et, en 1891, sa cantate Andromède remporte le Second prix de Rome de Belgique. À la demande d’Ysaÿe, il écrit une sonate pour violon, qu’il coule dans le moule cyclique. À peine l’œuvre complétée, Ysaÿe en donne la première audition aux XX, le 7 mars 1893 et, toujours insatiable, le violoniste demande un quatuor au compositeur. Fauché prématurément par la mort à l’âge tendre de 24 ans des suites de la typhoïde, Lekeu laisse l’œuvre inachevée. Les mouvements complets de ce quatuor avec piano sont créés en 1896 à un concert de la SNM à Paris avec le concours, entre autres, de Mathieu Crickboom au violon et de Debussy au piano.

Si Ysaÿe, par sa nature expansive, tisse facilement les liens amicaux, des frictions peuvent survenir à l’occasion. Le compositeur Albéric Magnard (1865-1914), fils du directeur du grand quotidien Le Figaro (donc à même de poursuivre son activité musicale à l’abri de tout souci financier) et élève de d’Indy, devait en faire l’expérience. Ce jeune musicien profite des contacts de son maître dans le milieu bruxellois et s’attire bientôt la protection et l’amitié de Maus. Celui-ci donne le 10 février 1890 une des mélodies de Magnard, Nocturne, à une matinée des XX. L’événement permet au compositeur de faire la connaissance des jeunes peintres exposés et celle de trois membres du quatuor Ysaÿe, incluant son premier violon. Maus récidive avec la prestation d’une autre mélodie de Magnard, Invocation, le 4 mars 1892. Encourageant l’essor que prend la carrière du compositeur dans les années suivantes, Ysaÿe dirige sa Symphonie no 3 le 26 novembre 1899 à la société de concerts symphoniques qu’il préside à Bruxelles, les Concerts Ysaÿe. Magnard se décide donc à composer une monumentale Sonate pour violon et piano, son opus 13, qu’il dédie au grand musicien. Ysaÿe la déchiffre avec Pugno et, emballé, il décrète : « C’est une cathédrale ! ». Le duo Pugno-Ysaÿe donne l’œuvre en première audition lors de sa série de concerts parisiens, salle Pleyel, le 2 mai 1902. Manque de chance, l’événement est occulté par le scandale entourant la première de Pelléas et Mélisande de Debussy, donné deux jours plus tôt. Au sein d’une moisson critique plutôt maigre ne surnage qu’un compte rendu plutôt négatif de l’œuvre, celui d’Auguste Mangeot dans Le Monde musical (cité dans Perret et Halbreich 2001, p. 174-175). À charge de revanche, Magnard compte sur Ysaÿe pour assurer la création belge de son œuvre à La Libre Esthétique, mais le violoniste temporise, fait la sourde oreille et finit par ne pas la jouer. Magnard avale la couleuvre et, tâchant de faire bonne figure, écrit à Maus : « Ma sonate existe, indépendamment de tous les gratteurs de bois et d’ivoire » (lettre de Magnard à Maus du 14 mars 1903, dans Magnard 1997, p. 201-202).

Ces complicités entre Maus et d’Indy, Ysaÿe et Debussy, Chausson et Crickboom, et tous les autres, n’épuisent pas l’histoire des échanges franco-belges, tant s’en faut. À la même époque, les milieux des lettres et de la musique sont liés, et différents ponts les relient des deux côtés de la frontière. Les écrivains belges, incluant de nombreux flamands qui écrivent en français (comme Émile Verhearen, Georges Rodenbach, Maurice Maeterlinck), suivent attentivement la poésie française de leurs voisins, et suscitent bientôt, réciproquement, leur intérêt. Maeterlinck va fréquenter les lundis de Mallarmé et c’est ce dernier qui alerte Octave Mirbeau sur la première pièce de Maeterlinck, La Princesse Maleine. En première page du Figaro, Mirbeau la qualifiera de chef-d’œuvre égal à Shakespeare (Mirbeau 1890, p. 1). Tout de suite, des compositeurs français envisagent d’adapter l’œuvre à la scène lyrique (Erik Satie, d’Indy, Debussy) et, plus tard, Lili Boulanger écrit une ouverture sur ce sujet. Nous savons déjà que Debussy écrivit un opéra sur le Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, une pièce pour laquelle Fauré écrira, de son côté, une musique de scène. Chausson composera des mélodies sur des poèmes des Serres chaudes de Maeterlinck, et Fauré des recueils de mélodies sur des poèmes d’un ami de Maeterlinck, Charles van Lerberghe (La Chanson d’Ève et Le Jardin clos). Mais arrêtons-nous ici : il n’est pas nécessaire de poursuivre pour réaliser que la topographie de ces échanges interculturels revêt la forme d’un iceberg dont on n’a pas fini d’explorer les confins.

François de Médicis et Noémie Giasson, « 1893. Le Quatuor de Debussy, Eugène Ysaÿe et les relations franco- belges », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », http://emf.oicrm.org/nhmf-1893, mis en ligne le 21 février 2023.

Bibliographie


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Perret, Simon-Pierre, et Harry Halbreich (2001), Albéric Magnard, Paris, Fayard.

Stockhem, Michel (1990), Eugène Ysaÿe et la musique de chambre, Liège, Mardaga.

Écoutes


Écoute 1 : Claude Debussy, Quatuor en sol mineur, op. 10, II. « Assez vif et bien rythmé », Quatuor Ébène, Erato, 2008, https://open.spotify.com/track/5tTg7b0ifo0L8YcazqE9DE?si=36616247215c4236

Écoute 2 : Camille Saint-Saëns, Havanaise en mi majeur, op. 83, Yehudi Menuhin (violon), Philharmonia Orchestra dir. par Sir Eugene Goossens, EMI, 1959 https://open.spotify.com/track/3ewF8iDDlmYpTKxNY2NvED?si=8fd8cca17fd246b2

Écoute 3 : César Franck, Quatuor à cordes en  majeur, II. « Scherzo. Vivace », Quatuor Ysaÿe, Ysaÿe Records, 2007, https://open.spotify.com/track/3aWy4r3bTG96XivkWaLbnd?si=d308994a43c2454f

Écoute 4 : Ernest Chausson, Poème, op. 25, I. « Lento e misterioso », The Philadelphia Orchestra dir. par Yannick Nézet-Séguin, Deutsche Grammophon, 2002 https://open.spotify.com/track/3I9xl3h3DeHdihHnibmtSu?si=4c71c190b6fe4a11

Écoute 5 : César Franck, Sonate pour violon en la majeur, I. « Allegretto ben moderato », Itzhak Perlman (violon), Vladimir Ashkenazy (piano), Decca, 1969, https://open.spotify.com/track/0B5T1KyUDiO8PfRnUezD5q?si=beb9bff97bf84a19

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