Nouvelle Histoire de la Musique en France (1870-1950)

1906

Les Études d’art étranger de William Ritter et la réception française de Gustav Mahler


Céline Eliseev


La musique de Mahler est arrivée très tard en France et n’a pas été bien accueillie par la critique musicale alors imprégnée d’antigermanisme et antisémitisme. William Ritter, critique suisse partisan du compositeur, représente une voix hors du chœur.

Mahler’s music arrived late in France and was not well received by critics then steeped in anti- Germanism and anti-Semitism. William Ritter, a Swiss critic and supporter of the composer, represents a voice out of the chorus.

C’est en 1906 que paraît, aux éditions du Mercure de France, un petit volume intitulé Études d’art étranger. L’auteur, William Ritter (1867-1955), est un romancier, peintre, critique d’art et de musique suisse romand établi entre Vienne, Prague et Munich. L’ouvrage réunit plusieurs articles, publiés ou encore inédits, sur différents artistes – compositeurs, peintres ou écrivains –, tous étrangers, c’est-à-dire non français, en majorité issus d’Europe centrale, la grande passion de Ritter. Parmi ces textes figure une étude, « Un symphoniste viennois : M. Gustave Mahler », dont l’édition contrariée fournit un point de vue intéressant pour aborder la question de la réception de Gustav Mahler en France de son vivant. Quelques études ont montré le temps qui fut nécessaire à la France pour assimiler la musique du compositeur autrichien, en mettant au jour la diversité des prises de position, souvent très tranchées, et les frictions suscitées par la musique de Mahler dans une société fortement polarisée par les tensions politiques franco-allemandes grandissantes (La Grange1973, Simon1985, Brunet 1989, Bouchet 2011). Cet article propose de retracer ce parcours en s’attardant sur les mésaventures de la publication du texte de W. Ritter, qu’on pourrait désigner comme le premier des mahlériens de langue française (figure 1).

Figure 1 : William Ritter et Gustav Mahler (Prague, 1908 ou Munich, 1918). Source et aimable autorisation : Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel, fonds William Ritter, WIRI-108-3.33.

Mahler en France, une brève chronologie
La rencontre entre la musique de Mahler et la France ressemble à une suite de rendez-vous manqués. Quand Mahler pose pour la première fois le pied sur le sol français, à Paris, lors de l’Exposition universelle de 1900, il est très mal connu du public comme des critiques. Beaucoup ignorent encore que le chef d’orchestre de quarante ans est aussi compositeur. Les anecdotes sur les fantaisies orthographiques de son nom sont célèbres, notamment celle de l’affiche du Châtelet annonçant « Gustave Malheur », un jeu de mots dont useront très volontiers les détracteurs de Mahler. Il dirige cinq concerts, en majorité des œuvres des grands classiques allemands, et aucune de ses compositions. Tout en reconnaissant la qualité des concerts et de l’orchestre (le Wiener Philharmoniker), la critique reproche à Mahler les libertés de ses interprétations au regard des œuvres classiques. Auprès du public en revanche, les concerts jouissent d’un grand succès.

Il faut attendre 1905 pour qu’une œuvre de Mahler soit jouée en France. Ce sont des débuts discrets, puisqu’il s’agit de trois des quatre numéros du cycle Lieder eines fahrenden Gesellen (nos 1, 2 et 4), aux Concerts Lamoureux (Écoute 1). Aucun véritable retentissement dans la presse, si ce n’est l’article acide de Willy dans L’Écho de Paris du 27 février 1905, qui retient surtout l’interprétation de la cantatrice : « à quelque chose Mahler est bon » (Willy 1905). Gabriel Fauré, dans le Figaro, rappelle que Mahler est aussi l’auteur de symphonies.

Écoute 1

Le 21 mai de la même année, Mahler dirige sa Cinquième Symphonie au festival de musique franco-allemande de Strasbourg. À cette occasion, l’écrivain et musicologue Romain Rolland (1866-1944) publie un article qui fera date, « Une fête musicale en Alsace-Lorraine », paru dans La Revue de Paris le 1er juillet 1905, puis repris en 1909 sous le titre de « Musique française et musique allemande », dans le volume Musiciens d’aujourd’hui. Si la tenue de ce festival passe presque inaperçue pour le public, il en va autrement pour le monde musical car cette manifestation est surtout l’occasion d’une confrontation entre la musique allemande (Richard Strauss et Mahler) et la musique française. Problème, la rancune paralyse les plumes, et beaucoup de critiques français refusent encore de se rendre en Alsace-Lorraine, ce que déplore Rolland :

De telles joutes sont passionnantes. Elles pourraient aussi être utiles à l’un qu’à l’autre des deux rivaux. Malheureusement, la France n’y prend pas garde. Ce serait le devoir de nos musiciens et de nos critiques de suivre attentivement ces rencontres internationales et de veiller à ce que les conditions du combat y soient loyales – je veux dire : à ce que notre art soit représenté comme il doit l’être, – et de tirer du résultat des enseignements pour nous. Mais ils n’en font rien ; ils restent enfermés dans leurs concerts parisiens, où tous se connaissent trop pour pouvoir, pour oser juger librement : ainsi, notre art s’étiole dans une atmosphère de cénacle, au lieu de chercher le grand air et les luttes fécondes avec l’art étranger, que la plupart de nos critiques musicaux aiment mieux nier que connaître. (Rolland 1909, p. 176)

Rolland condamne en outre le choix des œuvres françaises (des extraits des Béatitudes de César Franck et les Impressions d’Italie de Gustave Charpentier) : « Si l’on veut instituer une joute entre les deux arts allemands et français, qu’elle soit équitable [...] et qu’on oppose Berlioz à Wagner, ou Debussy à Strauss, et Dukas ou Magnard à Mahler » (p. 180). Malgré tout, cela ne l’empêche pas de conclure en faveur d’une victoire française :

Telles étaient les conditions du combat : elles étaient, qu’on l’eût voulu ou non, défavorable à la France. Et pourtant, le résultat, aux yeux d’un observateur impartial, était plein d’encouragements et d’espérance pour nous [...] : l’art français, silencieusement, est en train de prendre la place de l’art allemand (p. 181).

En effet, poursuit Rolland, « les artistes allemands perdent, de jour en jour, l’intelligence de leurs grands classiques, en particulier de Beethoven » (p. 183). Et Mahler en est un excellent exemple :

Nul ne pourrait mieux retrouver peut-être le secret de la mélancolie touchante et voluptueuse de Schubert, qu’il [Mahler] me rappelle parfois [...]. Mais c’est Beethoven qu’il veut être, ou Wagner. Il a tort : il lui manque leur équilibre et leur force herculéenne (p. 190).

Ce texte de Rolland affiche une longue liste de reproches à l’encontre de l’œuvre de Mahler : « constructions énormes, massives, cyclopéennes »,« blocs mal dégrossis, de qualité médiocre, banals », « harmonies à la fois grossières et raffinées », « pensée molle et diffuse », « orchestration lourde », « bric-à-brac opulent et criard », « longueur excessive », « motifs archiconnus » (p. 185-186, 189). Le texte condense toutes les critiques qui auront depuis lors été adressées à Mahler. Comme le souligne Alain Corbellari, Rolland est « le principal responsable des clichés négatifs qui ont accompagné durant plus d’un demi- siècle le nom de Mahler auprès des mélomanes français » (Corbellari 2010, p. 159). Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et même un peu au-delà, les critiques formulées à l’endroit de la musique de Mahler ressembleront à un exercice de variations sur le thème rollandien que l’on pourrait résumer ainsi : trop banal et trop étrange à la fois, et, surtout, trop grand !

William Ritter et ses Études d’art étranger
C’est à ce moment qu’auraient dû être publiées les Études d’art étranger de Ritter. Bien que le volume paraisse en 1906, l’article consacré à Gustav Mahler lui est antérieur. Ritter commente ce décalage dans une piquante note de bas de page :

Ceci fut écrit à Prague au commencement de 1905, et me fut refusé à l’envi par tous les périodiques de France où j’ai accès [sic]. Les musiciens parisiens, consultés par les directeurs de revue, déclarèrent qu’il était dangereux de s’occuper à présent de la musique de Mahler !!! (Ritter 1906, p. 244).

On trouve dans la correspondance de Ritter cette lettre d’Alfred Vallette, alors rédacteur en chef du Mercure de France :

N’ayant pas personnellement la compétence requise, je me suis renseigné aussi rapidement que possible, et de différents côtés me vient la même réponse : Gustave Mahler n’aura pas, ne peut pas avoir en France le succès qu’il a eu en Allemagne, et il y a certainement danger pour le Mercure à le « découvrir ». Ceci, bien entendu, n’est pas pour vous empêcher de dire librement dans la revue ce que vous pensez de Gustave Mahler, quand il sera venu en France. Et si, comme il est probable, il se publie chez nous quelque article en contradiction avec vos opinions, vous pourrez en toute indépendance vous exprimer. Mais l’article de « lançage », comme vous dites, est une autre affaire. (Archives littéraires suisses (ALS), lettre d’Alfred Vallette à William Ritter du 14 mars 1905)

Pour comprendre ce refus, il faut lire entre les lignes. Ce sont le quasi-anonymat de Mahler en France, l’antigermanisme grandissant depuis la guerre de 1870 – les défenseurs de Mahler s’appliquent d’ailleurs souvent à le défaire de ses origines allemandes –, tout comme l’ascendance juive du compositeur autrichien qui sont en cause. À cela, il faut encore ajouter le contenu et le style du texte du Ritter. Il faut dire que le musicographe suisse a le sens de la formule. Pour Ritter, « la bonne nouvelle d’un dieu nouveau est toujours urgente à apporter » (1906, p. 260) :

C’est haut la main du plus grand symphoniste actuellement vivant dans l’Europe centrale qu’il va s’agir [...]. J’engage vivement ceux de mes lecteurs, que les allégations qui vont suivre et la proclamation ci-dessus pourraient laisser incrédules, à se rendre à la fin mai à Strasbourg où a lieu le grand festival rhénan annuel. (Ritter 1906, p. 245)

Il vénère Mahler depuis ce qu’il appelle sa « conversion », soit l’audition de la Cinquième Symphonie en 1904, proposant par là une sorte de modèle de réception en deux phases, dans lequel la révulsion se mue en fascination : « Nous sommes tous des convertis qui, d’abord, nous sommes cabrés » (Ritter 1909). Pour lui, l’œuvre de Mahler est « l’oraison funèbre du passé prononcée par le surhomme de demain » (Ritter 1906, p. 283). Malheureusement, son texte paraît après le festival et, surtout, après l’article de Rolland (Écoute 2).

Écoute 2

Ritter aborde dans son texte la plupart des critiques alors adressées à la musique de Mahler. Pour ce qui est de la filiation entre Mahler et Beethoven, il affirme : « Au lieu de voir dans les anciens le style, la tradition, le classique, Mahler y découvre toute une vie ignorée ; il les rejette violemment sur la brèche, à leur place de précurseur et s’en fait à lui-même des compagnons d’avant- garde » (Ritter 1906, p. 247) En ce qui concerne les originalités des œuvres mahleriennes, on peut lire :

Or, il faut se convaincre que viendra naturellement le jour où toutes ces « extravagances » paraîtront naturelles et n’étonneront pas plus nos après-venants de l’an 2000 que ne nous étonnent les romantismes de Berlioz, les débordements de Beethoven et de Wagner [...]. La première locomotive, la première montgolfière et le premier parapluie excitèrent les mêmes étonnements que les petites trompettes sures et le poulailler instrumental de certains moments des symphonies moderne-style [sic] en question. (Ibid., p. 258)

Il affirme du matériau mélodique qu’« il y a des mélodies si amples, si larges, si limpides et si délicieuses, qu’il faut se déclarer vaincu, séduit, et tout absoudre de ses moyens extranaturels qui hérissent tant de colères » (ibid., p. 283) ; et de la banalité des motifs :

Ce qui nous aveuglait [...] c’était tout ce que là-dedans nous prenions pour de grossiers moyens de réclame et pour un continuel appel aux plus bas instincts de la foule [...], ce patarassage d’une mélodie alléchante par tous les effets grands et petits ; c’était la bascule du sublime au ridicule qui semble chercher à contenter tout le monde, le noble et le vilain [...] ; c’était notre loyalisme envers le passé exaspéré par cette mise en capilotade de tous nos principes d’art. (Ibid., p. 272-273)

Enfin, il dit des origines juives du compositeur autrichien :

Dès aujourd’hui, de gré ou de force, et sûrement de force plus que de gré, j’accepte le génie de Mahler en bloc.

Ces pages sont l’acte par lequel moi catholique, moi traditionaliste, moi antisémite, je rends les armes devant l’œuvre de ce sorcier juif nietzschéen. (Ibid., p. 288)

L’envoi de ce texte à Mahler marquera le début d’une solide amitié qui durera jusqu’à la mort du compositeur (en 1911) et dont Ritter se remettra difficilement. Le livre de Claude Meylan, William Ritter, chevalier de Gustav Mahler (2000), explore cette relation en profondeur à travers la brève mais riche correspondance entretenue par les deux hommes.

Les obstacles qui ont retardé la publication de l’article de Ritter ont donc fait de celui de Rolland, et de peu, la première étude importante sur Mahler parue en français. On peut se demander ce qui serait advenu si Ritter était parvenu à ses fins en 1905. Les deux textes sont presque antagonistes, mais Ritter ne manque pas d’envoyer un exemplaire du livre à son homologue français. C’est d’ailleurs ce qui initie leur relation, empreinte d’admiration réciproque. Mais Mahler apparaît comme le ver qui gâte le fruit :

Puis, j’ai vu à la fin de votre lettre, le nom d’un homme que je n’estime guère et que vous admirez : cela m’a peiné [...]. Pourquoi faut-il que je sente entre nous une barrière ? Ce n’est pas tant la différence de nos intelligences, que la différence de nos sympathies. Constamment, je vois comme vous mais je conclus autrement. Comment est-ce possible, par exemple, que vous aimiez Mahler, si vous le voyez ainsi ? Vous me l’avez fait presque haïr [...]. Grand musicien, dites-vous ? Ah, que m’importe ? que m’importe ? Je ne sais pas ce que c’est qu’un grand artiste qui n’est pas un grand homme [...]. (ALS, lettre de Romain Rolland à William Ritter du 10 mai 1906).

17 avril 1910 : Mahler dirige Mahler à Paris
Ce n’est que quatre ans plus tard, les 2 et 5 mai 1909, que la musique de Mahler se fait de nouveau entendre en France, respectivement à Paris et à Lyon. Joseph Lasalle dirige alors la Première Symphonie. L’œuvre a déjà vingt ans et Mahler, qui était pourtant à Paris à ce moment-là, quitte la France deux jours avant le concert, contrarié qu’on choisisse cette œuvre de jeunesse pour le révéler au public français, plutôt qu’une autre, plus récente (La Grange 1984, p. 485 ; 1989, p. 10). La presse se fait l’écho de ces concerts mais sans enthousiasme, ironisant parfois : « Une partie de l’andante est bâtie sur Frère Jacques en mineur. Et voilà le dernier aboutissement de la pensée de Beethoven » (Stoecklin 1909 ; Écoute 3). On reproche surtout à Mahler de faire de la musique à programme, alors que l’école française loue la musique pure, cette symphonie que maltraite justement Mahler en lui donnant des proportions jamais vues encore.

Écoute 3

La date à retenir est celle du 17 avril 1910. Grâce notamment aux efforts d’Alfredo Casella – un des rares admirateurs de Mahler de la première heure, avec Ritter –, les Concerts Colonne créent la Deuxième Symphonie, et c’est Mahler lui-même qui tient la baguette pour diriger cette œuvre composée vingt ans plus tôt. C’est la vraie rencontre entre le public français et Mahler, et surtout entre la critique française et le compositeur autrichien comme en attestent les nombreux échos dans la presse. Casella avait préparé le terrain dans un article publié en mai dans le Revue musicale S.I.M, « Gustav Mahler et sa deuxième symphonie» (Casella 1910). L’encre coule à flots, et toutes les plumes d’importance noircissent quelques colonnes les jours suivants : Robert Brussel, Alfred Bruneau, Jacques-Gabriel Prod’homme, Louis Schneider, G.Pelca (pseudonyme de Georges Capelle), Arthur Coquard, Gaston Carraud, Théodore Massiac (pseudonyme de Louis-Théodore Commun), Paul Souday, Auguste Sérieyx, André Lamette, Camille Bellaigue, Jean Marnold et, bien sûr, Willy. Paul Dukas, Claude Debussy et Gabriel Pierné assistent au concert et l’anecdote fameuse d’Alma Mahler racontant que les trois hommes auraient quitté la salle au milieu du second mouvement est aujourd’hui remise en question par tous les spécialistes de Mahler, notamment Henri-Louis de La Grange (1984, p. 686- 687). Dans son article de 1989, « Transcendance et sensation. Un parallèle Mahler/Debussy », Gérard Pesson aborde la question délicate de la relation entre « ces deux points qui ne se rencontrent pas », et qui « dessineraient assez idéalement un axe France/Allemagne» (Pesson1989, p.60), en évitant de tomber dans l’interprétation simpliste qui voudrait faire de Debussy un antimalhérien par principe, et en montrant que les deux créateurs se retrouvent bel et bien sur le terrain de la modernité musicale (Écoute 4).

Écoute 4

Si les critiques sont mitigées, exception faite de Willy et de Jean Marnold, qui sont, elles, franchement négatives, le succès auprès du public est total, n’en déplaise à certains qui l’attribuent à la présence dans la salle de nombreux compatriotes de Mahler. En revanche, les commentateurs relèvent surtout les proportions colossales de l’œuvre, tant au niveau des effectifs orchestraux et de la durée de l’œuvre que de l’écriture, un gigantisme qui semble les déranger, provoquant une sorte d’inconfort qui n’empêchera pas plusieurs d’entre eux de reconnaître une certaine forme de génie à Mahler (tels Louis Schneider dans Gil Blas le 18 avril 1910, Amédée Boutarel dans Le Ménestrel du 23 avril ou Robert Brussel dans Le Figaro du 18 avril). L’opposition entre l’avis du public et celui des critiques est un phénomène souvent observé avec Mahler. Cette musique grandiloquente enthousiasme le public, et c’est peut-être là que le bât blesse. On peut se demander en effet si c’est ce succès populaire qui n’irrite pas, dans une certaine mesure, les musiciens français partisans d’une école française tout en mesure :

Un abîme sépare le génie germanique de l’esprit français. Cela est sensible quand on passe de Gustav Mahler à M. Camille Saint-Saëns, M. Vincent d’Indy. Après tant d’inexpressives lourdeurs, le Festival de musique française [qui eut lieu peu après à Munich] nous ramenait à l’idéal de beauté formelle et plastique, de clarté, d’ordre et de goût. (Ponnelle 1910).

D’ailleurs, les chroniqueurs tendent souvent à minimiser le succès public que rencontrent les œuvres de Mahler. Seul Robert Brussel en parle honnêtement dans les colonnes du Figaro : « M. Mahler se fait aujourd’hui connaître au public parisien avec une œuvre de sa première manière. Si elle a été discutée par les musiciens, elle ne l’a presque pas été par le public qui en a accueilli la péroraison avec des cris d’enthousiasme » (Brussel 1910). Dix ans plus tard, Édouard Combe revient sur cet aspect :

Chose extraordinaire, qui par son étrangeté et sa rareté explique l’incompréhension de beaucoup en face de cette musique, elle combine deux éléments considérés longtemps comme incompatibles : elle est philosophique, en ce qu’elle développe une idée abstraite, et elle est populaire en ce qu’elle parvient à rendre cette idée sensible aux masses, même lorsqu’elles sont incultes au point de vue artistique. Avec la symphonie de Mahler nous sommes à cent lieues d’un art « da camera », destiné à une élite, à une aristocratie de l’esprit ; nous sommes en présence d’un art fait pour la foule, pour les salles immenses, et capable de faire penser, de toucher, d’émouvoir ces foules. (Combe 1922)

Il est à noter que, sur ce concert en particulier, la littérature secondaire n’est pas d’accord. Souvent en effet, les auteurs relèvent le caractère très mitigé, voire carrément hostile des critiques à l’égard des œuvres de Mahler, contrairement au succès retentissant remporté auprès du public. Mais Henri-Louis de La Grange, qui passe en revue pas moins de quatorze articles, souligne, lui, que « la critique française, dans sa grande majorité va manifester pour Mahler et pour sa symphonie sinon une véritable compréhension instinctive, tout au moins une volonté de compréhension, et en tout cas un respect tel que Mahler n’en a jamais rencontré ailleurs » (La Grange 1984, vol. 3, p. 689). Une question de point de vue qui met en évidence le caractère polémique de la réception de Mahler en France et l’ambivalence des jugements, à l’aube du premier conflit mondial, entre la reconnaissance du talent des musiciens, même étrangers, même allemands, et le sentiment patriotique.

Mahler en France après sa mort
À la mort du compositeur, en 1911, des voix, telle celle de Georges Servières, dénoncent une certaine mauvaise volonté française à son égard :

D’une manière générale, en France, on ne me paraît pas avoir été juste à son égard. Ses œuvres n’y ont pénétré que tardivement, dans des conditions qui excluaient tout alea pour nos sociétés de concert : la seconde symphonie au Châtelet par les Amis de la musique, la quatrième, présentée par l’orchestre des Tonkünstler de Munich. Seul, M. Chevillard a fait l’effort de monter la cinquième symphonie [...] ! Après auditions de ces trois symphonies, on a eu tôt fait de décréter chez nous que les productions de G. Mahler sont indigestes, mal ordonnées sous le rapport du plan, pauvres de mélodies et qu’elles mettent en œuvres des idées vulgaires. Ceux qui jugent ainsi – comme d’ailleurs la plupart des Français, gens sédentaires qui ne connaissent pas les pays étrangers – manquent essentiellement d’objectivité. On ne peut ramener tous les esprits à une commune mesure. Le goût français n’est pas le goût allemand. Et Mahler, en dépit de son nom, n’est même pas allemand [...] ! Puisqu’il est reconnu comme [un surhomme de l’art musical] par l’Allemagne contemporaine nous lui devons, selon moi, cette marque de déférence d’apprendre à le connaître un peu moins superficiellement et de ne le point condamner sans avoir entendu ses œuvres plus fréquemment. D’ailleurs, puisqu’il est mort, le voici en passe de devenir prophète ailleurs qu’en son pays. (Servières 1911)

Dix ans plus tard, la situation n’a guère changé, si l’on en croit Combe :

Alors que Reger, à peine disparu, est déjà presque complètement oublié ; alors que Richard Strauss a la tristesse d’assister de son vivant au déclin d’une gloire tapageuse, le nom de Mahler, si âprement discuté naguère, ne fait que grandir avec les années [...]. Or la France, si elle connaît bien Richard Strauss [...], connaît encore très peu Mahler. De façon générale, on n’exagère pas en disant que jusqu’ici le public musical français a passé à côté de Mahler sans le voir. Le moment semble venu toutefois où un homme qui se pique de culture musicale ne saurait persister à ignorer ces symphonies et l’étude que j’entreprends a pour but d’attirer l’attention sur un monument artistique extrêmement significatif, qui s’affirme chaque jour davantage comme une des grandes étapes de l’évolution musicale. » (Combre 1922)

Quoi qu’il en soit, en 1939, on peut encore lire dans Le Ménestrel que « Mahler est à peu près ignoré en France » (Dauge 1939), et Henry-Louis de La Grange signale au passage que la première audition parisienne de la Neuvième Symphonie n’aura lieu qu’en...1969 ! Cette date marque le début d’un engouement qui ira ensuite grandissant, l’œuvre mahlérienne devenant, au fil du temps, un passage obligé tant pour les chefs que pour les orchestres.

Eliseev, Céline, « 1906. Les Études d’art étranger de William Ritter et la réception française de Gustav Mahler », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », https://emf.oicrm.org/nhmf-1906, mis en ligne le 1er décembre 2021.

Bibliographie


Bouchet, Constance (2011), «Paris et la musique viennoise. La réception des compositeurs autrichiens et la vie musicale à Paris, 1867-1914 », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, no 33, p. 39-48, https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin1-2011-1-page-39.htm

Boutarel, Amédée (1910), « Revue des grands concerts », Le Ménestrel, vol. 76, no 17, 23 avril, p. 133.

Brunet, Nathalie (1989), « Mahler vu par la France de son temps », dans La Grange 1989, p. 15-27.

Brussel, Robert (1910), « Les Concerts. M. Gustav Mahler », Le Figaro, 18 avril, p. 4, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k288807n/f4.item.

Casella, Alfred (1910), « Gustav Mahler et sa deuxième symphonie », Revue musicale S.I.M, vol. 6, no 4, 15 avril, p.238-250. https://archive.org/details/simrevuemusicale191061pari/page/238/mode/2up.

Combe, Édouard (1922), « Les Symphonies de Mahler », La Revue musicale, vol. 3, no 9, 3 juillet, p. 42-56.

Corbellari, Alain (2010), Les mots sous les notes. Musicologie littéraire et poétique musicale dans l’œuvre de Romain Rolland, Genève, Droz.

Dauge, Maurice (1939), « Radio-diffusion », Le Ménestrel, 12 mai, p. 133, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56170108/f5.item.

Eliseev, Céline (2019), L’oreille et la plume. William Ritter, un critique musical suisse au tournant du XXe siècle, mémoire de master, Université de Lausanne.

Eliseev (Conus), Céline (2019), « Gustav Mahler, le nouveau dieu rittérien », Versants, revue suisse des littératures romanes, vol. 66, p. 78-90.

Ehrardt, Damien (2007), « Zur Gustav Mahler-Rezeption in Frankreich », dans Charles W. Scheel et Damien Ehrhardt (dir.), Gustav Mahler. Rezeption und Interpretation, actes du colloque (Universitât des Saarlandes, 29 juin 2007), en ligne, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01166523, consulté le 15 juin 2021.

Guerpin, Martin (2017), « Le Courrier musical et le premier conflit mondial (1904-1923). Propagande, mobilisation culturelle et sortie de guerre », Revue musicale OICRM, vol. 4, no 2, p. 35-57, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol4-n2/courrier-musical/, consulté le 15 juin 2021.

La Grange, Henri-Louis de (1984), Gustav Mahler. Chronique d’une vie, 3 vol., Paris, Fayard.

La Grange, Henri-Louis de (dir.) (1989), Mahler et la France, numéro thématique de Musical, revue du Châtelet, théâtre musical de Paris, no 9.

Meylan, Claude (2000), William Ritter, chevalier de Gustav Mahler. Écrits, correspondance, documents, Berne, Peter Lang.

Jean-Michel Nectoux (dir.) (1985), Gustav Mahler. Un homme, une œuvre, une époque, catalogue de l’exposition (Musée d’art moderne de la ville de Paris, 24 janvier-31 mars 1985), Paris, Bibliothèque nationale de France.

Nectoux, Jean-Michel (1985a), « Romain Rolland, Richard Strauss et Gustav Mahler », dans Nectoux 1985, p. 182-187.

Pesson, Gérard (1989), « Mahler-Debussy, transcendance et sensation », dans La Grange 1989, p. 59-79.

Pesson, Gérard (2004), « Transcendance et sensation. Un parallèle Mahler/Debussy », dans Maxime Joos (dir.), Claude Debussy. Jeux de formes, Paris, Éditions Rue d’Ulm, p. 69-79.

Ponnelle, Lazare (1910), « Lettre de Munich », Journal des débats politiques et littéraires, 1er octobre, p. 3, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k483940q/f2.item.

Ritter, William (1906), Études d’art étranger, Paris, Mercure de France.

Ritter, William (1909), « À propos de Gustave Mahler», La Vie musicale, vol. 2, no 9, 15 janvier, p. 166-170.

Rolland, Romain (1909), Musiciens d’aujourd’hui, Paris, Librairies Hachette.

Schneider, Louis (1910), « Les Concerts Classiques. Concert Colonne », Gil Blas, 18 avril, p. 2.

Servières, Georges (1911), « Les Concerts. Société nationale de musique. Mort de Gustav Mahler », La Liberté, 11 mai, p.3. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4797428k/f3.item.

Simon, Yves (1985), « Gustav Mahler et la France », dans Nectoux 1985, p. 160-181.

Stoecklin, Paul de (1909), « Concert du Tonkuenstler Orchester de Munich », Le Courrier musical, vol. 12, no 10, 15 mai, p. 351-352.

Willy [Henry Gauthier-Villars] (1905), « Lettre de l’Ouvreuse », L’Écho de Paris, 27 février, p. 4.

Écoutes


Écoute 1 : Gustav Mahler, Lieder eines fahrenden Gesellen, no 1 : « Wenn mein Schatz Hozeit macht », Brigitte Fassbaender (mezzo-soprano), Philharmonia Orchestra, Giuseppe Sinopoli (dir.), Deutsche Grammophon, 2021, https://open.spotify.com/track/14OenWexGvmatEU2cVpCDw?si=529ebbc5e31c4eed.

Écoute 2 : Gustav Mahler, Symphonie no 5 en do dièse mineur, partie 1, I. « Trauermarsch », Wiener Philharmoniker, Pierre Boulez (dir.), Deutsche Grammophon, 1997, https://open.spotify.com/track/2McwRJ1l1hi1E8RJh0vFRS?si=41812a171dad4cf8&nd=1.

Écoute 3 : Gustav Mahler, Symphonie no 1 en ré majeur, III. « Feierlich und gemessen, ohne zu schleppen », Berliner Philharmoniker, Claudio Abbado (dir.), Deutsche Grammophon, 1991, https://open.spotify.com/track/17d0IZMWk0TMLgaDz9xKwh?si=2f9c24a81fa14bf1&nd=1.

Écoute 4 : Gustav Mahler, Symphonie no 2 en do mineur « Résurrection », I. « Totenfeier », Wiener Philharmoniker, Claudio Abbado (dir.), Deutsche Grammophon, 1995, https://open.spotify.com/track/4Boer2CtwWiF0NNlgyye08?si=012481f359724b0d.

Cet article a été publié dans Non classé. Bookmarker le permalien. Les commentaires et les trackbacks sont fermés.