Nouvelle Histoire de la Musique en France (1870-1950)

1938



Un numéro de La Revue musicale en hommage à Maurice Ravel

Michel Duchesneau

L’imposant volume que la Revue musicale consacre à Ravel un an après sa mort contribue à canoniser le compositeur comme l’un des symboles de la civilisation française dans une période trouble.

The impressive volume devoted to Ravel by the Revue musicale a year after his death contributed to canonizing the composer as one of the symbols of French civilization in a troubled period.

En décembre 1938, La Revue musicale (RM) publie un numéro spécial en « hommage à Maurice Ravel » (Figure 1). Le numéro est destiné à souligner le premier anniversaire de décès du compositeur survenu un an auparavant, le 28 décembre 1937 (Vidéo 1).

Figure 1 : Couverture du numéro « Hommage à Ravel » de La Revue musicale, 1938.
Vidéo 1

Ce numéro s’inscrit au sein d’une liste de 40 numéros spéciaux publiés par la RM entre 1921 et 1940. La RM a déjà publié un numéro consacré à Ravel du vivant de ce dernier, à l’occasion de son 50e anniversaire en 1925.

Les numéros spéciaux de la RM
Le compositeur n’est pas le seul à bénéficier de cette attention particulière de l’une des revues les plus célèbres de l’entre-deux-guerres puisque Claude Debussy, Igor Stravinski et Albert Roussel seront célébrés eux aussi à deux reprises, alors que les contemporains César Franck, Gabriel Fauré, Vincent d’Indy, Ernest Chausson et Paul Dukas n’auront droit qu’à un numéro de la revue, au même titre que Jean-Sébastien Bach, Jean-Baptiste Lully (« et l’opéra français »), Wolfgang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven, Franz Schubert, Robert Schumann, Frédéric Chopin, Franz Liszt, Richard Wagner (« et la France ») et Vincenzo Bellini.

Les numéros spéciaux de la RM couvriront aussi des sujets plus généraux (la musique italienne, les Ballets russes, l’opéra-comique au XIXsiècle, le ballet contemporain, la musique en pays latins), d’actualité (musique mécanique, le film sonore, « Géographie musicale 1931 », Exposition universelle de 1937) ou encore de nature interartistique reliant des figures célèbres de la littérature à la musique : Pierre de Ronsard et l’humanisme musical, Johann Wolfgang Goethe et la musique, Victor Hugo et la musique. Les numéros spéciaux de la RM constituent des apports importants au savoir musical de l’époque, notamment parce qu’ils font appel aux musiciens et musicologues les plus aptes à informer de manière originale et rigoureuse (dans la majorité des cas) les lecteurs de la revue. Ils sont aussi une mine d’informations pour l’histoire de la musique, réunissant souvent de précieux témoignages de contemporains qui autrement seraient restés dans les mémoires oublieuses de plusieurs. Dans certains cas, ces souvenirs sont à relativiser, les auteurs souhaitant à la fois honorer la mémoire du musicien et peut-être s’assurer une place plus positive dans l’histoire de sa carrière que ne le feraient les faits. Dans son souvenir, Jean Cocteau n’hésite pas à affirmer que « Ravel est, en quelque sorte, le chef des petits-maîtres de l’impressionnisme » et du même souffle : « nous étions extrêmement liés, avec Maurice Ravel » (Cocteau 1938, p. 204). Si les deux artistes se connaissent bien et qu’effectivement, ils se fréquentent plus ou moins régulièrement dans les années 1920, l’avis de Ravel sur le poète ne laisse guère de doute sur la distance qui existe néanmoins entre eux. En 1919, Ravel affirme à son amie Ida Godeska que Cocteau est bien davantage à la remorque du mouvement cubiste qu’il ne le mène (Ravel 2018, p. 624). Mais dans d’autres cas, ces souvenirs offrent des perspectives intéressantes sur la personnalité du musicien mis à l’honneur. À preuve le témoignage du musicologue britannique Edward J. Dent qui pose un regard à la fois perspicace et critique sur le rapport de Ravel vis-à-vis les musiques étrangères :

[La musique de Ravel] c’est la continuation de l’art de Rameau, Méhul, Lesueur, Berlioz et Fauré, art essentiellement français, et qui ne doit rien à la musique de voisins plus bruyants. Si par occasion, il emprunte des idées à l’Espagne ou à la Grèce, il les « francise » […] Ravel était limité dans ses sympathies par son génie français. Lorsqu’il fut juré à la SIMC [Société internationale de musique contemporaine] à Genève – en décembre 1928 – je me souviens fort bien, en dépit de son charme personnel et de son esprit idéaliste, combien peu il participa au travail du jury (Dent 1938, p. 237).

Le numéro de la RM ne laisse ainsi guère de place à la flagornerie, et de grandes personnalités du milieu comme Romain Rolland, ayant toujours été réservé sur l’œuvre du musicien, le confirment tout en mettant en valeur ce qui caractérise la musique ravélienne : « Je n’ai jamais cessé de regarder Ravel comme le plus grand artiste de la musique française, avec Rameau et Debussy […] Ce qu’il exprime en musique me touche rarement. Mais son expression est d’une justesse, d’une finesse et d’un éclat insurpassables » (Rolland 1938, p. 34).

Les numéros spéciaux de la RM sont généralement accompagnés de suppléments musicaux qui offrent aux lecteurs des œuvres inédites composées pour certaines spécifiquement pour l’occasion. Dans le cas du numéro spécial d’avril 1925, les lecteurs de la RM ont droit à un fragment inédit de L’enfant et les sortilèges, opéra créé peu de temps avant (le 21 avril) à l’Opéra de Monte-Carlo et dont le directeur de la revue Henry Prunières fait un compte rendu de plus de quatre pages dans le même numéro (Prunières 1925). En 1938, il n’est pas facile pour la RM de proposer un inédit à ses lecteurs, le compositeur n’étant plus là pour proposer quelque chose comme il l’avait fait en 1925. Mais une solution est trouvée et le supplément musical est constitué de la mélodie Tripatos écrite en 1907 pour Marguerite Babaïan, mais restée inédite jusque-là. En 1927, la mezzo-soprano qui préparait un récital consacré aux mélodies de Ravel, lui avait demandé de l’orchestrer. Ravel n’ayant semble-t-il qu’un très vague souvenir de l’œuvre composée 18 ans auparavant lui répond : « du diable si je me rappelle une note du Tripatos ! S’il me semble que ça en vaille la peine, je l’orchestrerai volontiers » (Ravel 2018, p. 1140). Le projet d’orchestration ne vit jamais le jour, mais à l’occasion de l’hommage rendu à Ravel, Babaïan offre à la revue de publier cette « mélodie populaire grecque inédite, harmonisée par Maurice Ravel ». Dans son témoignage, elle rappelle que l’œuvre est en fait un chant grec extrait d’un recueil de l’helléniste Hubert Pernot d’où elle avait tiré auparavant avec le musicographe Michel Dimitri Calvocoressi d’autres chants qui allaient sous la plume experte de Ravel devenir les Cinq mélodies grecques (Babaïan 1938, p. 110-111). Ces chants harmonisés devaient illustrer les conférences de Calvocoressi sur la musique grecque données à l’École des hautes études sociales en 1906. Il semble que la première audition de Tripatos ne fut donnée qu’en 1907, lors d’une autre conférence, celle-là donnée par Louis Laloy à la salle Pleyel (programme disponible sur Dezède ; Écoute 1).

Écoute 1

Un numéro spécial exceptionnel pour un temps troublé
L’éditorial de Robert Bernard, indirectement, reflète l’incertitude qui gagne les esprits, car il termine en soulignant que le numéro a été réalisé dans l’urgence ne sachant pas de quoi l’avenir sera fait :

Par suite des circonstances politiques internationales, la publication de ce numéro a été décidée à la dernière heure, bien qu’il fût prévu depuis longtemps. Cette brusque décision et la précipitation qui en est résultée, nous a privés de nombreux articles sur lesquels nous comptions et a mis plusieurs de nos collaborateurs dans l’impossibilité de mettre au net l’étude circonstanciée qu’ils se proposaient de nous envoyer (Bernard 1938, p. 13).

Avait-il peur que la RM ne puisse poursuivre ses activités en 1939 alors que la guerre semble aux portes du pays ? C’est fort probable compte tenu de la situation internationale dont nous reparlerons plus loin. Quoi qu’il en soit, malgré la précipitation révélée par l’éditeur, ce qui caractérise le numéro en hommage à Ravel de 1938, c’est son ampleur exceptionnelle puisqu’il fait plus de 300 pages. Il contient en effet une esquisse autobiographique de Ravel rédigée dans les faits par Roland-Manuel et destinée à accompagner une série d’enregistrements sur rouleau pour des pianos mécaniques. Le texte date de 1928. Le numéro rassemble aussi une série d’essais sur plus de 100 pages dont une analyse musicale des deux concertos pour piano par Henri Gil-Marchex et un extrait de la biographie du compositeur par Vladimir Jankélévitch qui paraîtra peu après en 1939, des hommages de musiciens français et étrangers parmi lesquels on compte Charles Koechlin, Darius Milhaud, Arthur Honegger, Louis Aubert, Alfredo Casella et Béla Bartók, des souvenirs des artistes qui ont été proches du compositeur (Hélène Jourdan-Morhange, Madeleine Grey, Marguerite Long, Jane Bathori), des extraits de sa correspondance avec Jean Marnold ainsi qu’une iconographie remarquable constituée de croquis et de dessins (dont ceux d’Achille Ouvré), de fac-similés et de photographies (dont celle du buste de Ravel par Louise Ochsé ; Figures 2-4).

Figure 2 : Maurice Ravel entouré d’amis, 1930.
Source : Bru Zane Mediabase, https://www.bruzanemediabase.com/en/exploration/documents/maurice-ravel-entoure-damis (dernière consultation 2 juin 2025).
Figure 3« M. Ravel, en souvenir amical », dessin d’Achille Ouvré, 1909.

Source : Gallica/Bibliothèque nationale de France, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10525025f (dernière consultation 2 juin 2025).
Figure 4 : Buste en plâtre de Maurice Ravel par Louise Ochsé.
Source : Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Buste_en_pl%C3%A2tre_de_Maurice_Ravel_par_Louise_Ochs%C3%A9.png?uselang=fr (dernière consultation 2 juin 2025).

Le volume eut des suites, puisque dans le numéro de janvier-février 1939, la RM publie d’autres témoignages et réflexions sur l’œuvre du compositeur reçus tardivement de la part de Roland-Manuel, d’Henri Sauguet, de Fernand Gregh, de Rolf de Maré, de Willem Mengelberg et de Michel Dimiti Calvocoressi. Un texte de Manuel de Falla paraîtra même en mars 1939.

Commémorer la mémoire d’un symbole de la culture française
Au moment de sa mort, Ravel est un musicien célèbre d’abord en France, mais aussi dans un certain nombre de pays dans le monde où ses œuvres ont été jouées et où il a lui-même été en tournée, notamment en Angleterre et aux États-Unis. Parmi ses dernières œuvres, le Boléro (1928) et les deux concertos pour piano (1932 ; Écoute 2) lui assurent une réputation sans égale à travers le monde. Le critique musical Émile Vuillermoz témoigne de l’aura de Ravel :

La mort de Maurice Ravel a produit dans le monde entier une véritable consternation. À l’étranger, tous les milieux musicaux connaissaient son extraordinaire valeur. L’homme de la rue de chez nous n’a pas ressenti cette perte avec autant de force qu’un citoyen de Vienne, de Berlin, de Varsovie, de Buenos Aires ou de Philadelphie (Vuillermoz 1938, p. 59).

Écoute 2

Cette notoriété célébrée par de nombreux artistes français et étrangers dans le numéro de la RM n’est pas sans lien avec l’idée d’une grandeur retrouvée par la musique française autour d’une trinité musicale constituée de Fauré, Debussy et Ravel. Vuillermoz se fera évidemment le chantre de cette trinité dans le numéro de la RM et aussi bien après la guerre de 1939-1945, notamment dans son Histoire de la musique (Vuillermoz 1949). Le critique rappelle ainsi qu’« en perdant Maurice Ravel, la musique française s’est appauvrie d’un de ses éléments essentiels. Cet élève de Gabriel Fauré, ce compagnon de lutte de Claude Debussy, défendait les traditions les plus pures du génie de notre race » (Vuillermoz 1938, p. 54). C’est aussi à ce trio que fait mention Jean Zay, alors ministre de l’Éducation dans son discours aux obsèques du compositeur, publié dans le numéro de la RM où il souligne combien « l’école française […] grâce surtout […] à ces trois noms connaît aujourd’hui un prestige international » (Zay 1938, p. 25).

À l’évidence, le trio de compositeurs constitue une sorte d’apothéose de la musique française, sa quintessence en quelque sorte. Ces musiciens seraient les plus grands représentants du raffinement généralement associé à la musique française, mais aussi d’une certaine force culturelle symbole d’une société française qui en dehors de cette sphère artistique trouve difficilement sa place dans un ordre mondial au bord du précipice. C’est en mettant en relation la parution de ce numéro et un contexte national et international de grande tension qu’il nous sera possible de saisir combien le monde musical entre alors dans une période d’incertitude qui n’est pas sans avoir d’échos contemporains. Dans son éditorial, Robert Bernard, éditeur et codirecteur (avec Henry Prunières) de la RM à l’époque, évoque très clairement les enjeux que soulève la nécessité de commémorer la mémoire du musicien qui symbolise une époque, mais aussi et surtout la grandeur d’une France à la flamboyance et la force morale chancelante. Rappelons que quatre mois plus tôt, le Premier ministre français Édouard Daladier et ses homologues britannique (Neville Chamberlain) et italien (le dictateur Benito Mussolini) ont signé l’accord de Munich qui permet au régime nazi de dépecer la Tchécoslovaque et de s’emparer du pays. Bernard écrit :

Ravel s’est inscrit dans les annales d’une civilisation, d’une tendance de l’esprit, autant que dans celles de l’histoire de la musique : un devoir impérieux nous est fait de lui faire obtenir la place à laquelle il a droit et, sur un autre plan, de mettre en évidence la perfection de son art, la justesse et la vérité des disciplines auxquelles il s’est soumis, afin que son labeur […] désintéressé, devienne l’une des dernières raisons qui nous restent d’espérer envers et contre tout dans la pérennité d’une civilisation et d’une culture menacée de toute part (Bernard 1938, p. 9).

Bernard fait de Ravel le symbole d’une « civilisation » dont les fondements sont remis en question par les régimes totalitaires allemand, italien, voire russe. La RM, qui suivait l’actualité musicale en Union soviétique très régulièrement jusqu’en 1936, cesse toute publication à propos du milieu musical soviétique à l’exception d’un compte rendu de l’exécution de la Cinquième Symphonie de Dmitri Chostakovitch sous la direction de Roger Désormière à la salle Pleyel le 14 juin 1938. Cette rupture n’est pas sans lien avec la publication en 1936 du récit de voyage d’André Gide Retour d’URSS où il dénonce ouvertement le régime totalitaire mis en place par Staline. Bernard fait donc du compositeur une figure militante, sachant que Ravel a effectivement été à la fois très indépendant et profondément attaché à la paix et la justice. Pendant la Première Guerre mondiale, confronté aux horreurs de la guerre sur le front alors qu’il est chauffeur de camion (Figure 5), Ravel insistera pour que le milieu musical ne cède pas aux excès provoqués par la guerre en bannissant sans discernement la musique des compositeurs germaniques (Duchesneau 1996) et en prenant pour acquis que la musique doit s’élever au-dessus des conflits.

Figure 5 : « Maurice Ravel en soldat », 1916.
Source : Gallica/Bibliothèque nationale de France, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8423955m (dernière consultation 2 juin 2025).

Faire de Ravel un symbole se traduit dans les propos de Bernard par un autre rapprochement tout aussi parlant. Il indique ainsi aux lecteurs de la RM que plusieurs personnalités musicales ont décliné l’invitation de la revue au prétexte « que la gloire de Ravel était sans obscurité et qu’il serait dérisoire d’en dire quoi que ce soit, tant il serait certain que le monde entier comprend pleinement la musique de Ravel » (Bernard 1938, p. 10).

Le vocabulaire employé par Bernard témoigne de son état d’esprit : « nous voici en présence d’autres ennemis de la gloire de Ravel, non moins bien intentionnés, mais qui nous semblent non moins mal comprendre la réalité des faits et le devoir qui leur incombe » (Bernard 1938, p. 10). Il n’y a qu’un pas à faire pour transposer les paroles de Bernard aux actions des membres du cabinet Daladier qui en septembre 1938, « pour sauver la paix », ont voulu croire aux paroles rassurantes d’Hitler et, en faisant abstraction de « la réalité des faits », ont failli à leur devoir. Le parallélisme doit s’arrêter là, mais on reste frappé par l’humeur sombre de l’éditeur. Il faut dire que la situation en automne 1938 est grave.

1938, le temps de la diplomatie musicale
Alors que le Front populaire se dissout en octobre après la ratification des accords de Munich, Daladier prend les pleins pouvoirs et son gouvernement oriente la France vers une économie de guerre bien que dans l’esprit des Français, la guerre a été évitée ; en novembre, en réaction à l’assassinat à Paris d’un fonctionnaire allemand par un juif d’origine polonaise, les nazis enclenchent ce que l’on appellera la nuit de Cristal en Allemagne où ils détruisent de nombreux commerces juifs, des synagogues et tuent des milliers de juifs ; les gouvernements français et anglais ne réagissent pas… mais la situation est perçue par les populations comme explosive d’autant qu’en Espagne, les victoires des nationalistes de Franco soutenus par les régimes nazi et fasciste s’accumulent. L’étau sur les démocraties se resserre même si la diplomatie s’active comme en témoigne, quelque temps avant que la RM ne publie son numéro, la visite à Paris du ministre des Affaires étrangères d’Allemagne, Joachim Von Ribbentrop pour signer un accord qui doit permettre aux deux pays de renforcer leurs relations diplomatiques. Pratiquement au même moment, les 4 et 5 décembre, l’Orchestre de la société philharmonique de Paris reçoit Wilhelm Furtwängler qui pendant la guerre, contraint, servira les intérêts du parti nazi (Figure 6). Dès 1933, le chef d’orchestre est nommé vice-président de la chambre de la musique du Reich, mais il a accepté ce poste pour tenter d’infléchir les orientations antisémites de la politique culturelle de Hitler. Furtwängler entretiendra une relation ambiguë avec le régime en protégeant bien des artistes d’origine juive ainsi que le modernisme du compositeur Paul Hindemith. Conscients de l’aura internationale du célèbre chef d’orchestre, les dirigeants nazis en feront une figure centrale de la diplomatie musicale nazie tout au long des années 1930. Présent à l’Exposition de 1937 à Paris, il dirige aussi à l’Opéra de Paris plusieurs œuvres de Wagner en 1938.

Figure 6 : « Furtwängler dirigeant l’Orchestre philharmonique de Berlin lors d’un concert donné durant d’une pause de travail de l’Allgemeine Elekricitäts-Gesellschaft [Société générale d’électricité] en février 1941 organisé par le programme nazi La force par la joie ».
Source : Wikimedia Commons, https://en.wikipedia.org/wiki/Wilhelm_Furtw%C3%A4ngler#/media/File:Bundesarchiv_Bild_183-L0607-504,_Berlin,_Furtw%C3%A4ngler_dirigiert_Konzert_in_AEG-Werk.jpg (dernière consultation 2 juin 2025).

La coïncidence ne passe pas inaperçue et Henry Sauveplane, critique musical à L’Humanité, questionne la situation :

Ce n’est évidemment pas la première fois que ce grand chef d’orchestre vient à Paris, mais il est tout de même assez curieux de constater la coïncidence – si coïncidence il y a – de ces deux voyages […] Cependant, l’on est bien obligé de remarquer qu’au moment où la diplomatie allemande, en la personne de Von Ribbentrop fait des efforts inouïs pour essayer de nous prouver sa « bonne foi » en signant avec nos dirigeants ce fameux traité, elle semble s’appuyer pour cela sur son amour de la culture et des beaux-arts, sur le respect de la personne humaine, et elle nous envoie en même temps son ministre […] une des seules personnalités qui soient restées au service du nazisme (Sauveplane 1938, p. 8).

Von Ribbentrop sera effectivement un fervent défenseur du régime nazi et contribuera, entre autres, à la déportation des juifs. Condamné au procès de Nuremberg, il sera exécuté par les alliés en 1946.

Le commentaire de Sauveplane met en évidence le fait que la musique devient ici un outil de diplomatie et participe à cet enchevêtrement d’événements qui mettent la table pour la déflagration ultime que sera l’invasion de la Pologne le 1er septembre 1939. Il faudra donc encore quelques mois avant que la Deuxième Guerre mondiale n’éclate vraiment et la RM publiera ses numéros à un rythme plus ou moins régulier jusqu’en avril 1940 parmi lesquels deux numéros spéciaux, l’un consacré à Igor Stravinsky (mai-juin 1939), l’autre à « La musique dans les pays latins » (février-mars 1940).

Duchesneau, Michel, « 1938. Un numéro de La Revue musicale en hommage à Maurice Ravel », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), ouvrage réalisé par l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies » (ÉMF), sous la direction de Federico Lazzaro, https://emf.oicrm.org/nhmf-1938, mis en ligne le 25 juin 2025.

Bibliographie

Babaïan, Marguerite (1938), « Maurice Ravel et les chansons populaires grecques », La Revue musicale, numéro spécial « Hommage à Maurice Ravel à l’occasion du 1er anniversaire de sa mort (28 décembre 1938) », p. 110-111.

Bernard, Robert (1938), « La gloire de Ravel (éditorial) », La Revue musicale, numéro spécial « Hommage à Maurice Ravel à l’occasion du 1er anniversaire de sa mort (28 décembre 1938) », p. 7-14.

Cocteau, Jean (1938), « Ravel et nous », La Revue musicale, numéro spécial « Hommage à Maurice Ravel à l’occasion du 1er anniversaire de sa mort (28 décembre 1938) », p. 204-205.

Dent, Edward J. (1938), « Angleterre. Maurice Ravel », La Revue musicale, numéro spécial « Hommage à Maurice Ravel à l’occasion du 1er anniversaire de sa mort (28 décembre 1938) », p. 236-237.

Duchesneau, Michel (1996), « La musique française pendant la Guerre 14-18. Autour de la tentative de fusion de la Société Nationale et de la Société Musicale Indépendante », Revue de musicologie, vol. 82, no 1, p. 123-153.

Gide, André (1936), Retour d’U.R.S.S., Paris, Gallimard.

Jankélévitch, Vladimir (1939), Maurice Ravel, Paris, Rieder.

Prunières, Henri (1925), « L’enfant et les sortilèges », La Revue musicale, numéro spécial « Maurice Ravel », p. 105-109.

Ravel, Maurice (2018), L’intégrale. Correspondance (1895-1937), écrits et entretiens, édition établie, présentée et annotée par Manuel Cornejo, Paris, Le Passeur éditeur.

Rolland, Romain (1938), « Témoignage », La Revue musicale, numéro spécial « Hommage à Maurice Ravel à l’occasion du 1er anniversaire de sa mort (28 décembre 1938) », p. 34.

Sauveplane, Henry (1938), « Musique. Deux concerts de Furtwängler », L’Humanité, vol. 35, no 14603, 14 décembre, p. 8.

Vuillermoz, Émile (1938), « Maurice Ravel », La Revue musicale, numéro spécial « Hommage à Maurice Ravel à l’occasion du 1er anniversaire de sa mort (28 décembre 1938) », p. 53-59.

Vuillermoz, Émile (1949), Histoire de la musique, Paris, Fayard.

Zay, Jean (1938), « Discours de M. Jean Zay, Ministre de l’Éducation nationale aux obsèques de Maurice Ravel », La Revue musicale, numéro spécial « Hommage à Maurice Ravel à l’occasion du 1er anniversaire de sa mort (28 décembre 1938) », p. 24-28, disponible en ligne, https://dezede.org/sources/id/69946.

Écoutes et vidéos

Écoute 1 : Ravel, Maurice (1987), Tripatos, Elly Ameling (chant) et Rudolf Jansen (piano), Erato, https://open.spotify.com/intl-fr/track/1bdvtMw2NUYoSiUDFWFdo2?si=94fca14033324270.

Écoute 2 : Ravel, Maurice (1934), Concerto pour piano en sol, Marguerite Long (piano), London Symphony Orchestra, Pedro de Freitas Branco (chef d’orchestre), Dutton, CDBP 9815. https://open.spotify.com/intl-fr/track/6YBw64TaeZxaZqykv0n5Vb?si=74b32b48a89c4a20.

Vidéo 1 : Fondation Maurice Ravel, Les obsèques de Ravel (1937), documentaire de la série « Papier à musique », commentaires de François Porcile, collaboration de la Ravel Edition, de la Fondation Maurice Ravel et du Festival/Académie Maurice Ravel, mis en ligne le 18 mai 2023, https://youtu.be/aAbRf71upuM?si=mVIt88tzh6KUQIVc, fonds « Gaumont Pathé Archives », dernière consultation 7 juin 2025.

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