1927
Schönberg à Paris
Dimitri Kerdiles
Les débats et discussions ayant entouré la venue d’Arnold Schönberg à Paris en 1927 sont très éclairantes quant à l’état des relations franco-allemandes en musique durant l’entre-deux guerres.
The debates and discussions surrounding Arnold Schönberg's visit to Paris in 1927 are very enlightening as to the state of Franco-German relations in music during the interwar period.
Au mois de décembre 1927, le compositeur viennois se rend pour la première fois à Paris. Il y est invité à l’occasion de concerts et de rencontres visant à promouvoir son œuvre et sa personnalité, jusque-là surtout associées en France à quelques termes péjoratifs – scandale, dissonance, abstraction. Contrairement au séjour de Paul Valéry à Berlin en 1926, patronné par l’ambassade de France, celui de Schönberg résulte d’initiatives personnelles qui, depuis les années 1910, veillent à préserver la musique des conflits politiques et militaires. Les événements de décembre 1927 sont en ce sens représentatifs des efforts et des difficultés rencontrées en France pour surmonter les tensions entre deux mondes culturels ennemis depuis plus de 50 ans. Nous reviendrons tout d’abord sur le conflit de l’internationalisme musical au sortir de la Première Guerre mondiale, puis sur le rôle de Pierrot lunaire dans l’introduction de Schönberg en France. Après quoi nous évoquerons le déroulement de son séjour parisien et sa réception critique.
Latins, boches et métèques
Les années 1920 sont encore marquées par le débat portant sur le caractère national de la musique, dont l’exacerbation est symptomatique d’une rivalité artistique franco-allemande au début du XXe siècle. Ainsi, bien que personne en France n’ait songé à remettre en cause l’héritage d’un classicisme viennois largement intégré au répertoire, l’opéra wagnérien était devenu pour certains l’emblème d’une culture germanique jugée oppressante. «C’était l’âme allemande qui s’insinuait peu à peu dans notre public », écrivait Saint-Saëns en 1916 (Saint-Saëns 1916, p. 23). Et si Vincent d’Indy tenta quant à lui de sauver Wagner de cette accusation, c’est parce qu’il voyait en lui le dernier allemand à montrer l’« esprit latin » dont Mozart et Beethoven étaient empreints, abandonné par ses « dédaigneux » compatriotes (d’Indy 1930, p. 22-23). Au nom d’un idéal de goût et de clarté, il revenait donc à la nouvelle école française de disputer à l’Allemagne l’héritage d’un classicisme dont celle-ci se serait détournée au profit d’un art lourd et hypertrophié. Certains n’ont pas hésité à y voir l’effet de son unification politique sous la domination d’une Prusse guerrière, comme le critique Gaston Carraud, dénonçant alors une « véritable mégalomanie, qui fait de tous les compositeurs allemands de ce siècle autant de Bismarck, violents, gonflés d’eux-mêmes et sans scrupules » (Carraud 1910, p. 327).
Tandis que les droits d’auteur deviennent durant la guerre un argument économique justifiant le boycottage de la musique allemande contemporaine, certaines voix s’opposent en même temps à toute implication du champ musical dans le conflit politique. Malgré une ligne éditoriale nationaliste, Le Courrier musical accueille ainsi pendant la guerre les propos de Charles Koechlin s’offusquant de « l’épithète : “style boche” », ou d’Alfredo Casella écrivant que le nationalisme en musique est un problème « absolument accessoire auprès de celui – infiniment plus important – qui concerne la beauté, l’originalité, la valeur finale de l’œuvre d’art » (cités dans Guerpin 2017, p. 46-47). Et lorsque Ravel est invité en 1916 à s’associer à la Ligue nationale pour la défense de la musique française, il considère « dangereux pour les compositeurs français d’ignorer systématiquement les productions de leurs confrères étrangers et de former ainsi une sorte de coterie nationale » ; il poursuit :
Il m’importe peu que M.Schönberg, par exemple, soit de nationalité autrichienne. Il n’en est pas moins un musicien de haute valeur, dont les recherches pleines d’intérêt ont eu une influence heureuse sur certains compositeurs alliés, et jusque chez nous. (Lettre de Ravel à Lucien Garban du 6 juin 1916, dans Ravel 2018, p. 486-487)
C’est dans cet esprit également qu’est créée en 1920 La Revue musicale. Pour le deuxième numéro, son directeur Henry Prunières invite une dizaine de compositeurs internationaux à participer collectivement à un Tombeau de Claude Debussy. Songeant à Schönberg pour une contribution, Prunières se présente à lui comme fondateur d’une « grande revue musicale de langue française, mais de caractère international », et « grand admirateur de [ses] œuvres », « heureux de contribuer [...] à leur diffusion dans le monde et en particulier en France » (Prunières 1920). En réponse, le compositeur affirme qu’après avoir accueilli favorablement cet « espoir d’un début de réconciliation entre les nations », il se voit contraint de refuser, la lecture d’un article de Casella l’aurait incité à approfondir la question des relations internationales, et à conclure que « nous n’en sommes pas encore là » (Schönberg 1920).
Ce jugement reconduit celui qu’il formulait un an auparavant, suite à une invitation à participer à la refondation d’une Internationale de l’Esprit. Saluant l’initiative, Schönberg affichait déjà ici son refus. Selon lui, un engagement aussi symbolique semble en effet ignorer la violence de certains propos d’intellectuels dont on aurait attendu plus d’humanisme :
Il s’est passé par exemple qu’un Maeterlinck, vers qui on se serait bien tourné avec la question inquiète : « Qu’en dit-il ? », qu’un Maeterlinck, précisément, a pris une position qu’on n’aurait jamais pu attendre de l’auteur du Trésor des humbles. Il s’est passé que Saint-Saëns et Lalo se sont exprimés de manière inconcevable sur la musique allemande, qu’un Claudel, après l’armistice, parle encore de « Boches ». (Lettre de Schönberg à Émile Fromaigeat du 22 juillet 1919, dans Schönberg 1983, p. 61)
Schönberg renvoie alors son correspondant à une documentation sur la Société d’exécutions musicales privées, qu’il fonde lui-même dès le mois de novembre 1918. Celle-ci, ajoute-t-il alors, « sans accords internationaux et sans autres formalités, a pris l’attitude qui convient pour des gens comme nous » : promouvoir la musique moderne indépendamment de toute question de nationalité (ibid., p. 62). La Société est d’ailleurs au centre d’une première rencontre avec Ravel. À l’occasion de deux concerts dans la capitale autrichienne en octobre 1920, patronnés par l’ambassade de France, ce dernier est hébergé par Alma Mahler. L’accompagnent également Alfredo Casella et la cantatrice Marya Freund ; la proximité de celle-ci et d’Alma Mahler avec Schönberg facilite alors les présentations. Entre les deux concerts, les trois musiciens sont conviés à participer à la soirée Ravel organisée par la Société, où plusieurs de ses œuvres sont entrecoupées de pièces de Berg, Webern et Schönberg. Quelques mois plus tard, ce dernier intègre le comité de direction de la Société musicale indépendante (SMI) présidée par Ravel, lorsqu’elle s’ouvre aux compositeurs étrangers.
Mis à part quelques créations et articles de presse à partir de 1912 (voir Mussat 2001), la renommée française du compositeur viennois est restée assez confidentielle jusqu’en 1918. Par la suite, elle tient surtout à la fascination exercée par Pierrot lunaire, une œuvre qui s’écarte radicalement d’un gigantisme postromantique qui, en France, ne pouvait manquer de se voir étiqueter de musique « boche ». Sans doute son caractère international a-t-il été un facteur favorisant sa diffusion hors de l’Allemagne. En effet, alors même que la figure de Pierrot est devenue au XIXe siècle un véritable archétype européen, la genèse de l’œuvre est fortement marquée par la culture francophone. Commandée par la diseuse Albertine Zehme, Pierrot lunaire s’inscrit dans la tradition du spectacle de cabaret inaugurée par le célèbre Chat noir de Montmartre, et adapte l’œuvre littéraire du poète décadent belge Albert Giraud. Si Schönberg a composé sur une traduction allemande d’Otto Erich Hartleben, le texte a été retraduit pour être donné en France. Imitation stylisée de la récitation mélodramatique, la technique de la Sprechstimme (voix parlée) implique un timbre vocal bien loin «des “dieux et des surhommes”» (Schönberg, Busoni et Kandinsky 1995, p.40) qui peuplent les drames germaniques de l’époque. Enfin, la forme en trois fois sept miniatures, l’effectif de chambre variable et l’écriture polyphonique dense et ciselée inscrivent Pierrot lunaire dans l’esthétique que Schönberg formulait dès 1909 en se disant « écœuré par les sons pleins et suaves de Wagner » (ibid.) (Écoute 1).
Fortement enthousiasmé lors de la création à Berlin en octobre 1912, Stravinsky s’en fait l’écho auprès de ses homologues parisiens. Ainsi Ravel forme-t-il dès 1913 le « projet mirifique d’un concert scandaleux » réunissant la nouvelle œuvre de Schönberg avec les Poèmes de la lyrique japonaise de Stravinsky et ses propres Poèmes de Stéphane Mallarmé (Ravel 2018, p. 320). Les Poèmes hindoux de Maurice Delage ont finalement remplacé le Pierrot lunaire, mais l’idée n’est pas tombée à l’eau. Ce n’est qu’après la guerre, en janvier 1922, que Pierrot lunaire est créé en France, dans le cadre des tout nouveaux « Concerts salades » de Jean Wiener. De nombreux compositeurs s’y rendent, parmi lesquels Ravel, Koechlin, Roussel, Satie et les Six, ou encore Florent Schmitt, auteur d’une traduction de la préface du Pierrot lunaire incluse au programme. Devenue une véritable promotrice de Schönberg en France, Marya Freund est à l’initiative de cette création : après avoir fait découvrir l’œuvre à Wiener, lui prêtant sa propre partition, c’est elle qui interprète la récitation en français – trop peu de temps s’est alors passé depuis la guerre pour la donner en langue allemande. La direction est assurée par Darius Milhaud, admirateur du compositeur viennois depuis une dizaine d’années déjà. Cette collaboration a souvent été reconduite par la suite, et a donné lieu l’année suivante à l’expérience organisée chez Alma Mahler d’une double audition de Pierrot en présence de Schönberg, qui en a proposé sa propre interprétation, récitée en allemand par Erika Stiedry-Wagner. Cet événement s’est déroulé dans le cadre d’un séjour viennois de Milhaud avec Francis Poulenc. Une dédicace de ce dernier accompagnant la partition des Promenades (1923) rend compte de l’agréable journée passée chez Schönberg à Mödling, en compagnie de ses proches, Berg et Webern notamment (Figure 1) :
Mon cher Schönberg je me fais un plaisir de vous envoyer ces Promenades que je vous ai jouées l’an passé chez vous – je garde avec joie le souvenir de cette bonne après-midi passé avec vous. J’espère vous revoir bientôt. (Arnold Schönberg Center [ASC], Bibliothèque musicale, no 748)
En janvier 1923, Pierrot lunaire est mêlé indirectement à une polémique représentative d’une xénophobie subsistant plusieurs années après l’armistice. Dans Le Courrier musical, Louis Vuillemin dénonce la tenue à Paris de « Concerts métèques », qui réunissent « tout ce que le mauvais goût international a produit et l’importent au cœur de la capitale ». Parlant de « jobards cosmopolites [...], chevelus, minables et pourvus de lunettes à la boche » ayant pour but de « gangréner notre organisme », Vuillemin ne laisse aucun doute sur la cible visée par son article (Vuillemin 1923a, p. 4). Un débat le plus souvent injurieux s’ensuit plusieurs mois durant ; après une réponse de Jean Wiener, Ravel, Roussel, Caplet et Roland-Manuel interviennent en avril et d’une seule voix « se déclarent heureux d’avoir pu entendre, grâce à M. Jean Wiener, le Pierrot lunaire d’Arnold Schönberg » (Vuillemin 1923b, p. 123 ; voir à ce sujet Lazzaro 2018, p. 123-125).
Un festival Schönberg
Après plusieurs tentatives avortées en 1925 et 1926, c’est en décembre 1927 que Schönberg est finalement invité à Paris. En plus de sa famille, il est accompagné d’Edouard Steuermann, pianiste attitré de l’école de Vienne, et de plusieurs élèves berlinois, dont Winfried Zillig, venu aider à la répétition des pièces d’ensemble. Il y retrouve par ailleurs le célèbre architecte Adolf Loos, compagnon viennois de la première heure résidant désormais dans la capitale française. Principale interlocutrice de Schönberg durant tout le séjour, Marya Freund joue là encore un rôle prédominant, en tant que véritable instigatrice et coordinatrice de l’ensemble des événements, en plus de participer elle-même aux concerts (Figure2). Leur correspondance durant les semaines qui précèdent montre le compositeur soucieux de l’impression qu’il laissera en France. Alors que sa venue n’est pas encore assurée, il écrit le 6 octobre : « Je serais très heureux si les Parisiens voulaient savoir qui je suis vraiment, et ce serait assurément une très bonne chose que votre projet puisse se réaliser » (Schönberg 1927a). Puis le 29 du même mois : « Je ne dois pas avoir l’air, pour ma première apparition à Paris, d’un sauvage qui se plaint de tout, donc tout doit être en ordre au bon moment » (Schönberg 1927b).
Le séjour s’articule essentiellement autour de deux « festivals » : un grand concert symphonique le 8 décembre avec l’orchestre Colonne, puis un concert de chambre le 15 décembre, dans le cadre de la saison de la SMI. L’un et l’autre sont donnés à la nouvelle Salle Pleyel et dirigés par le compositeur. La programmation est spécifiquement pensée pour contenter le public français et représenter les différentes périodes de l’œuvre de Schönberg – tonale, atonale libre et dodécaphonique (Keathley 2016, p.211-212). Le concert Colonne attire le plus grand public, et comprend donc les œuvres les plus accessibles. Il s’ouvre par deux chorals de Bach récemment orchestrés par Schönberg, choix qui rencontre la nouvelle faveur du public pour le Cantor. Le poème symphonique Pelleas und Melisande incarne quant à lui un style postromantique qui ne choque plus en 1927 comme lors de sa création en 1905, et l’argument est assurément connu de la majorité du public. Après les propos antiallemands de Maeterlinck, Schönberg affiche ainsi un esprit de réconciliation. Le programme se poursuit par le « Lied der Waldtaub » extrait des Guerrelieder, que Marya Freund avait déjà interprété à Paris en 1913. Il se conclut par Pierrot lunaire, interprété dans sa version française comme le souhaitait Schönberg, considérant qu’il était « trop important que les gens comprennent le texte » (Schönberg 1927c). Il s’agit assurément de l’œuvre phare du festival, la seule à être donnée aux deux concerts. La taille de son titre sur le prospectus pour le concert de la SMI ne laisse d’ailleurs aucun doute à ce sujet (Figure 3).
Pourtant, ce second concert est riche en événements : il comprend aussi la toute nouvelle Suite op. 29 en création mondiale et la Suite pour piano op. 25 en première française – deux œuvres qui reflètent la tendance néoclassique de Schönberg, une esthétique alors très en vogue en France. Les quatre lieder extraits de l’opus 6 sont les seules pages tonales de ce concert, qui s’adresse à un public plus avide de modernité.
Outre ces deux événements publics, Marya Freund a également soutenu l’organisation de plusieurs réceptions et dîners permettant de présenter le compositeur viennois à certaines personnalités, et de le familiariser avec la société musicale française. Du 2 au 4 décembre, Schönberg est invité successivement chez trois mécènes : Jeanne Dubost, chez qui l’on joue le Quintette à vent op. 26, le comte Étienne de Beaumont, puis Sophie Clémenceau. Le 5 décembre, c’est à une réception chez Julien Luchaire, directeur de l’Institut international de coopération intellectuelle, qu’on le convie ; la soirée réunit des politiques, hommes de presse et musiciens français. Après un déjeuner avec l’ambassadeur d’Autriche le 11, le programme se poursuit par la soirée d’anniversaire de Marya Freund le 12, puis le lendemain par une grande réception chez Henry Prunières, où, dit-on « se coudoyèrent des vocalises arabes, la musique de Ravel et les airs américains modulés par la “scie” de Gaston Wiener » (Hoérée 1928, p. 219).
Enfin, la venue du compositeur viennois est également l’occasion d’une grande conférence tenue le 6 décembre à la Sorbonne, reprise quatre jours plus tard à l’École Normale de musique. Après avoir longuement hésité sur le sujet traité, il exprime le 12 novembre ses difficultés à écrire : « Si seulement je n’avais pas accepté ! Ces conférences me sont toujours très pénibles. Je ne suis pas un journaliste qui écrit des choses comme ça à la va-vite ! » (Schonberg1927d). Il propose alors de reprendre un essai paru l’année précédente, prononcé sous le titre « Conviction ou connaissance ». Schönberg ayant insisté pour parler en français, Marya Freund propose l’assistance de son fils pour la traduction (Figure 4).
L’essai est judicieusement choisi, car malgré un français approximatif, il permet au compositeur de s’exprimer personnellement sur l’aspect le plus débattu de sa musique : l’émancipation de la dissonance. Après avoir réduit la question « tonal ou atonal » à une simple affaire de parti, de slogan, l’essentiel du propos consiste à afficher toute sa considération pour la tonalité, en montrant qu’il s’agit néanmoins d’un procédé seulement formel, dont le maintien ne serait aujourd’hui plus nécessaire. Trois étapes historiques ont selon lui contribué à affaiblir le sentiment tonal: le goût des accords polysémiques, la représentation de contenus extramusicaux et, plus récemment, l’importance accordée au timbre par les musiciens dits impressionnistes. Ayant eu l’occasion de citer Wagner, Strauss, Mahler, Reger, Debussy, Puccini, ou encore Franck et Moussorgski – ces deux derniers sont absents de l’article original –, Schönberg salue « le courage, la force et la sincérité de leur élan de jeunesse » (Schönberg 1927e, p. 8). Se disant héritier de la tradition classique mais poussé par « la pression d’une force impétueuse » (ibid., p. 11), il aurait quant à lui accompli le dernier pas vers l’émancipation de la dissonance, excluant la consonance de la musique. Rappelant la thèse de son Traité d’harmonie (1911) selon laquelle il n’existe qu’une différence de degré entre consonance et dissonance, il admet que la suppression des consonances dans sa musique est une question d’économie : « l’emploi d’un seul accord tonal aurait de telles conséquences et prendrait tant de place qu’il n’est pas possible dans ma forme » (ibid., p. 12). En guise de conclusion, Schönberg évoque alors son invention récente de la « composition au moyen de douze sons qui n’ont entre eux aucune autre relation que celle des uns aux autres », une méthode qui, dit- il, « correspond logiquement à la fonction de la tonalité » (ibid., p. 14).
Directeur de l’École Normale de musique, Auguste Mangeot publie la conférence légèrement réécrite sous le titre « Tonal ou atonal », dans l’édition du 31 décembre de la revue qu’il dirige également, Le Monde musical. Il s’explique ainsi :
En invitant M. Schönberg à exposer ses théories, l’École Normale de musique a voulu montrer, non pas qu’elle désirait s’associer aux conceptions de l’auteur de Pierrot lunaire, mais qu’elle voulait les bien connaître. (Schönberg 1927f, p. 427)
Le texte est à nouveau publié le 15 janvier par la jeune revue Musique dans une traduction de Stefan Freund. D’autres revues choisissent de résumer les propos du compositeur, comme Le Ménestrel ou La Revue musicale. Pour cette dernière, Henry Prunières commandera également un article inédit au compositeur, paru en novembre 1928 : « Quelques idées d’Arnold Schönberg sur la musique » (Schönberg 1928).
Le sacre du Viennois : revue de presse
Dans les critiques consacrées aux deux concerts, la presse a particulièrement salué la qualité des musiciens et la justesse des interprétations. Pour La Revue musicale, André Schaeffner (1928) parle ainsi d’un Pierrot Lunaire aux « conditions instrumentales parfaites », et « jusqu’alors inégalées à Paris », comme il l’affirme même dans Le Ménestrel (1927a). Outre la direction de Schönberg, Le Courrier musical souligne l’interprétation de Marya Freund, « d’une parfaite musicalité » (Himonet 1928). Le pianiste Edouard Steuermann est aussi très remarqué, s’illustrant notamment en soliste dans une Suite op. 25 qu’il « interpréta supérieurement » (S[chaeffner]1927b), alors même que l’œuvre n’a généralement pas convaincu le public.
Au sujet des compositions elles-mêmes, Pierrot lunaire est évidemment la plus commentée. Dans la rubrique « La musique » de sa page des spectacles, le journal Paris-Midi y voit « une des œuvres musicales, non seulement les plus curieuses, mais les plus excitatrices, du vingtième siècle » ([Cœuroy] 1927). Et comme dans Le Ménestrel, on ne manque pas alors de rappeler l’influence qu’elle aurait exercée sur Stravinsky, Ravel ou Milhaud. Encore Schaeffner, dans La Revue musicale (1928), note une « musique de timbres purs », un « agrégat brut de timbres », signe d’un profond impressionnisme dissimulé sous son thème expressionniste. L’emploi d’une récitation en Sprechstimme est peu commenté, si ce n’est dans Le Courrier musical pour lequel Schönberg « pousse ainsi à ses ultimes conséquences le mode de déclamation inauguré par Debussy » (Himonet 1928). En ce qui concerne le poème symphonique Pelleas und Melisande, Omer Singelée (1928) parle dans le Courrier musical toujours d’une « pâte orchestrale [...] pleine d’intérêt », mais condamne le choix du sujet. Les avis sont en effet partagés pour juger de l’attrait que représente cette adaptation très wagnérienne du drame de Maeterlinck, et l’on se rassure généralement en affirmant la très grande supériorité de l’opéra de Debussy – « nous éviterons toute comparaison oiseuse », écrit Schaeffner (1927a). Dernière œuvre à être largement commentée, la Suite op. 29 (Écoute 2) est unanimement considérée comme bien supérieure au Quintette à vent op. 26 créé à Paris l’année précédente, mais suscite néanmoins des avis contradictoires. Là encore, le travail du timbre est particulièrement remarqué : Schaeffner dans Le Ménestrel y voit « les plus caressantes combinaisons de timbres auxquelles Schönberg se soit jamais élevé » (1927b), tout comme André Cœuroy (1927), qui parle dans Paris-Midi d’un « mélange de timbres d’une saveur rare, d’une ingéniosité extrême ». Mais si, pour ce dernier, l’auteur semble « s’évader de la prison du contrepoint cérébral et compliqué où il s’enfermait hier encore », les avis sur ce point divergent. Le Courrier musical dénonce ainsi « les défauts du système Schönbergien » (Himonet 1928), et La Revue musicale va jusqu’à considérer que « l’entière atonalité n’est qu’un effort acrobatique, perpétuelle volonté de théoricien » (S[chaeffner] 1928).
Finalement, l’ensemble des critiques rapporte un accueil extrêmement chaleureux de la part du public. Rappelant le passif de Schönberg, Paris-Midi évoque ainsi des
jours de gloire qui viennent couronner une dure carrière de luttes et d’amertumes [...], les sales hostiles, hurlements et pugilats. On siffle encore un peu, – mais tout juste assez pour aiguillonner les ovations et cacher les épines sous une avalanche de fleurs. ([Cœuroy] 1927)
Parlant « de véritables ovations », Schaeffner rend hommage au compositeur dans Le Ménestrel en affirmant que « l’audace et la courageuse obstination ont permis à la jeune musique actuelle de s’exprimer en tous pays avec liberté et de réagir s’il l’a fallu avec non moins de lucidité et de profit » (1927b).
Sous la plume d’Arthur Hoérée, la revue Musique publie quant à elle un long compte-rendu de l’ensemble du séjour parisien de Schönberg (Hoérée 1928). Prenant soin de rappeler quelques éléments biographiques, de relater en détail les moments marquants de sa venue et de confirmer les critiques rapportées ci-dessus, l’auteur profite de l’événement pour ouvrir une discussion sur l’internationalisme musical en France. En effet, la conférence, les concerts et réceptions ont permis de « poser nettement le “cas Schönberg” », devenu incontournable car « des milliers de jeunes musiciens subissent son envoûtement comme créateurs ou encore comme simples mélomanes ». Si Hoérée admet discerner « une pensée peu nôtre » et « un art certes opposé au génie latin », il tente de souligner ce qui rapproche néanmoins le Viennois du goût français. Ainsi « son hermétisme, son côté spéculatif » ne doivent pas empêcher d’apprécier « la concision de la forme, le raccourci du langage, la fluidité sonore, l’économie des moyens ». Rappelant à son tour son influence sur Ravel, Honegger ou Stravinsky, il dégage sa musique du « style grandiloquent de mainte école germanique ». Certes « la musique est un langage proprement national, obéissant à une syntaxe particulière à chaque race », maintient l’auteur, mais Schönberg apparaît en ce sens comme « une preuve nouvelle qu’il ne faut point désespérer de l’interpénétration musicale des races ». Il reste que l’atonalité, interprétée comme une radicalisation du chromatisme de Tristan, pose question. Si Hoérée voit là une véritable divergence avec le style français, il refuse toute opposition de principe, reprenant même certains propos de Schönberg pour réfuter « la non-authenticité de son système qu’on voudrait taxer d’artificiel ». C’est un autre argument qui l’incite finalement à émettre certaines réserves: en usant constamment des douze sons, l’atonalité perd les ressources de la modulation, ce qui restreint « le sens de l’espace, du mouvement, de la gradation, de la nuance ». En guise de conclusion, l’auteur veut en tout cas « laisser à Schönberg la gloire d’avoir été le pionnier ardent qui a découvert un sol neuf et libre et que d’autres cultiveront sinon mieux, du moins selon leurs besoins personnels ».
Si la venue du compositeur viennois à Paris est couronnée de succès, l’événement apparaît surtout comme le point d’orgue d’une lente et difficile introduction de sa musique en France durant l’entre-deux-guerres ; sans doute l’absence de polémiques est-elle à ce titre le fait le plus notable. En 1939, Boris de Schlœzer soulignera le paradoxe de la réputation française de Schönberg : son importance est reconnue alors même que sa musique reste largement ignorée, même au sein des « milieux musicaux » (1939, p. 891). Il faut attendre le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour que sa musique soit à nouveau au centre des discussions à Paris, sous l’effet notamment de l’activité quasi militante de René Leibowitz. Et alors que Darmstadt s’affirme comme un foyer d’avant-garde véritablement européen, la question du caractère national devient suspecte. Ce sont en effet des raisons purement esthétiques qui motiveront le jeune Boulez à affirmer au nom de sa génération que « Schönberg est mort » (Boulez 1952), érigeant Webern comme le nouveau modèle d’un style international cherchant à s’affranchir de la tradition et de ses idiomes.
Kerdiles, Dimitri, « 1927. Schönberg à Paris », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », https://emf.oicrm.org/nhmf-1927, mis en ligne le 9 mars 2022.
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Schönberg, Arnold (1927d), lettre à Marya Freund, 12 novembre, document conservé au Arnold Schönberg Center, Vienne, Localisation : LC009.
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Schönberg, Arnold (1927f), « Tonal ou atonal », Le Monde musical, vol. 38, no 12, 31 décembre, p. 427-429, disponible dans la banque de données du LMHS, https://lmhsbd.oicrm.org/media/public/documents/ART-SCAc-1927-01.pdf, consulté le 24 janvier 2022.
Schönberg, Arnold (1928), « Idées d’Arnold Schönberg sur la musique », La Revue musicale, vol. 10, n°1, 1er novembre, p. 1-6, disponible dans la banque de données du LMHS, https://lmhsbd.oicrm.org/media/public/documents/ART-SCAc-1928-01.pdf, consulté le 24 janvier 2022.
Schönberg, Arnold (1983), Correspondance 1910-1951, traduit de l’allemand et de l’anglais par Dennis Collins, Paris, J.-C. Lattès.
Schönberg, Arnold, Ferruccio Busoni, et Wassily Kandinsky (1995), Schoenberg – Busoni, Schoenberg – Kandinsky, correspondances, textes, édition établie par Philippe Albèra, Genève, Contrechamps.
Singelée, Omer (1928), « Festival Schönberg », Le Courrier musical, vol. 30, no 1, 1er janvier, p. 17.
Vuillemin, Louis (1923a), « Notes sans mesure. Concerts métèques », Le Courrier musical, vol. 25, no 1, 1er janvier, p. 4.
Vuillemin, Louis (1923b), « MM. Maurice Ravel, Albert Roussel, André Caplet, Roland-Manuel interviennent... L’affaire des poisons !... », Le Courrier musical, vol. 25, no 7, 1er avril, p. 123.
Écoutes
Écoute 1 : Arnold Schönberg, Pierrot lunaire, no 6 : « Madonna », Erika Stiedry-Wagner (récitante), Rudolf Kolisch (violon, alto), Stefan Auber (violoncelle), Edouard Steuermann (piano), Leonard Posella (flûte, piccolo), Kalman Bloch (clarinette, clarinette basse), Arnold Schönberg (dir.), enregistrement de 1940, Columbia Masterworks, ML4471, https://open.spotify.com/track/5FL2HlP3QzT43wEnmdnefd?si=891517623e214dea. Des extraits de cet enregistrement sont consultables sur Gallica (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8809542d).
Écoute 2 : Arnold Schönberg, Suite op. 29, III. « Thema mit Variationen », solistes de l’Ensemble Intercontemporain, Pierre Boulez (dir.), Sony, SMK48465, 1993, https://open.spotify.com/track/4gKtRBzfYfxvFk3Lw4ZjsZ?si=6863281684474a65.