Nouvelle Histoire de la Musique en France (1870-1950)

1897

Les Chansons de Bilitis, un érotisme antiquisant fin de siècle

Sylveline BOURION

En mettant en musique trois des Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs, Debussy s’inscrit dans le goût pour l’érotisme antiquisant qui domine en France à la fin du XIXe siècle.

In setting three of Pierre Louÿs’s Chansons de Bilitis to music, Debussy followed the taste for antique eroticism that was dominant in France at the end of the 19th century.


Au lieu des belles robes dans lesquelles Madame Swann avait l’air d’une reine, des tuniques gréco-saxonnes relevaient avec les plis des Tanagra, et quelquefois dans le style du Directoire, des chiffons liberty semés de fleurs comme un papier peint. (Marcel Proust, Du côté de chez Swann)

Composées par Claude Debussy en 1897 sur un recueil de poésies publié par Pierre Louÿs en 1894, les Trois Chansons de Bilitis, mélodies pour voix et piano parmi les plus célèbres et les plus accomplies du compositeur, sont porteuses de tout un contexte et témoignent de l’esprit du temps qui règne à la fin du XIXe siècle. En effet, si la mode de l’Antiquité revient périodiquement, dans les arts et dans la musique en particulier, depuis... l’Antiquité, le tournant des XIXe et XXe siècles offre à cet engouement un contexte spécialement favorable, et qui se mâtine, dans les textes de Pierre Louÿs, d’une réflexion sur les notions d’authenticité, de falsification, et d’un appel à l’ouverture et à la liberté des mœurs dont les poèmes du recueil offrent une peinture fantasmée et fantaisiste.

En effet, l’Antiquité... mais quelle Antiquité? Le microcosme intellectuel – et en particulier littéraire – du Paris de la Belle Époque aspire à renouer avec un mode de vie épris à la fois de rigueur, de vérité et de liberté, de pensée philosophique et artistique, et de contact avec la nature, celle de l’environnement et celle qui réside dans l’homme au plus profond de lui-même, dont les racines se trouveraient loin en arrière dans l’histoire de l’humanité, profondément enfouies en cette Antiquité qui apparaît comme une source de savoir et d’art. « La vie moderne est venue réveiller la vie antique », disait Théophile Gautier (Gautier, Houssaye et Coligny 1866, p.5), l’un des membres de l’école du Parnasse dont les travaux auront tant fait pour l’exhumation et la mise au goût du jour des ouvrages antiques. Plus qu’une Antiquité authentique, c’est une Antiquité fantasmée à laquelle aspirent les artistes de la fin du XIXe siècle : ils en appellent à une époque qui entre en dialogue avec la leur et dont les qualités, réelles ou projetées, viennent répondre aux défauts de leur siècle.

Mais si, comme raillent alors certains dans le paysage artistique de la Belle Époque, Paris est la capitale de la Grèce, comment cet engouement a-t-il pris racine ? Quelles ont été les manifestations de cette « anticomanie » peu scrupuleuse dans son absence d’authenticité et qui n’hésite pas à s’hybrider avec toutes sortes d’autres courants, ainsi que Marcel Proust le décrit avec amusement – et peut-être un brin de regret – dans la tenue de Madame Swann ? Les Chansons de Bilitis offrent une bonne occasion d’étudier la mise en scène de l’antique particulière à la fin du XIXe siècle français, qui navigue entre restitution, reconstitution et imaginaire.

L’anticomanie dans les arts au XIXe siècle
L’anticomanie de la période qui nous intéresse, la dernière décennie du XIXe siècle, peut être considérée comme l’héritage transformé d’un intérêt, pour ne pas dire d’une obsession, pour l’Antiquité qui remonte au siècle précédent. À partir du milieu du XVIIIe siècle, un contexte favorable au revivalisme antique voit le jour, notamment grâce aux fouilles archéologiques qui ont lieu à Herculanum (les fouilles y commencent en 1738), à Pompéi (à partir de 1748) et à Stabies (dès 1749). La redécouverte des cités antiques romaines passe par l’examen attentif de leurs traces matérielles, et en particulier de celles qui donnent des indices de l’existence quotidienne de leurs habitants passés. Pompéi est emblématique, à cet égard : grâce à la précision de sa conservation, du réalisme des scènes de vie où l’éruption volcanique a surpris et figé les habitants dans leurs derniers moments de vie, la cité devient un véritable objet de fascination. Pour ceux qui ne voyagent pas, des ouvrages érudits sont édités et disponibles à Paris : ils alimentent les rêveries, la curiosité et la fascination pour ces époques évanouies à jamais, en documentant avec précision le mobilier, la vaisselle, les décorations des villas pompéiennes et en permettant à leurs lecteurs de reconstruire l’intimité et le quotidien des Anciens (Couëlle 2010, p. 30). Durant toute cette période, des collections privées, parfois importantes, se constitueront. Elles rassembleront, dans les vitrines des amateurs aristocrates qui feront le « Grand Tour » en Italie et en Grèce, divers objets, dont des vases grecs, étrusques, phéniciens, de grande qualité. À la fin du XIXe siècle, les grands musées, comme la Glyptothèque à Munich, le British Museum à Londres ou le Louvre à Paris, s’enrichiront de vastes collections, parfois héritées de ces collections privées (Frère et Santrot 2005, p. 52). À partir du milieu du XIXe siècle, s’ajoutera à ces preuves matérielles de la vie antique le tribut de la photographie, qui fournira un outil de plus aux amateurs d’Antiquité : les realia, fidèles témoignages des traces ayant traversé les siècles.

C’est dans ce contexte que le jeune XIXe siècle nourrit son esprit en le pétrissant d’Antiquité. L’enseignement des « humanités » grecques et latines est à la base de l’éducation sous l’Ancien Régime, et il explique les nombreuses références et inspirations antiques que l’on retrouve sous la plume des Révolutionnaires (Boudon 2014, p. 33). Napoléon lui-même, dans ses nombreuses lectures dont témoigne sa bibliothèque, s’abreuve de pensée philosophique et de mythologie grecque, si bien que, lorsqu’il cherche un référent pour son Empire, c’est au royaume d’Alexandre le Grand qu’il pense ; le modèle politique pour son ambition d’Europe fédérative, il le trouve dans le monde de la Grèce antique, collusion de Cités-États à la fois indépendantes et interdépendantes. Quand, après les styles Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, il souhaite faire développer, par les architectes et les décorateurs qui sont à son service, un style Premier Empire, il recherche une légitimité que son tout récent sacre (il s’est fait sacrer Empereur en 1804) ne lui accorde pas nécessairement dans les attributs décoratifs de la Rome antique : aussi voit-on pulluler, par exemple dans le bureau de l’Empereur au château de la Malmaison, des motifs décoratifs hérités de Rome: sphinx, sphinges, « renommées » (créatures à ailes d’ange), lions, cygnes, abeilles, lauriers, motifs et divisions géométriques des panneaux muraux (figure 1) donnent un lustre et une assise à un pouvoir (et à celui qui l’exerce) qui ne tardera pas à être contesté...

Figure 1 : le bureau de Napoléon Ier au château de la Malmaison
(source : https://urlz.fr/j3OE).

Les autres arts ne manquent pas d’être à leur tour gagnés par cet engouement antiquisant. En France, ils entrent au Salon à partir de 1847 sous l’appellation de « néo-grecs », « pompéistes » ou encore « néo-pompéiens », avec des tableaux faisant référence à la statuaire grecque, dans une esthétique « séduisante, décorative, voire frivole » (Couëlle 2010, p.25). Colombe Couëlle rappelle les noms des plus célèbres d’entre eux : Gleyre, Hamon, Aubert, Toulmouche, Boulanger, Bouguereau. Mais les scènes d’inspiration grecque qui sortent de la palette de ces artistes sont beaucoup moins faciles à reconstituer que les scènes pompéiennes, car le Royaume de Grèce, sous la monarchie bavaroise à partir de 1832, est encore peu accessible. Aussi, les peintres feront peu de cas des décors composites et en partie hérités de Pompéi et placeront tout l’accent « grec » de leurs tableaux dans la représentation des personnages. Ainsi en est-il dans le tableau de Gleyre qui arbore un thème proche de la Bilitis de Louÿs : son Coucher de Sappho (1867), dont le titre apocryphe est néanmoins resté à la postérité, place la jeune femme au déhanché suggestif dans un décor pompéien de sphinx et de fresques murales (figure 2). Ainsi est-ce moins le désir de reconstitution exacte, authentique, qui habite ces artistes, que la volonté d’offrir à leur public une Antiquité séduisante, mystérieuse et envoûtante en dépit de son invraisemblance.

Figure 2 : Charles Gleyre, Le Coucher de Sappho, 1867
(source : https://urlz.fr/j3OG).

La littérature n’est pas en reste dans ce désir d’antique. En réaction aux excès du romantisme, un groupe de poètes se rassemble, à partir de 1866, dans une revue intitulée Le Parnasse contemporain, dont le nom deviendra celui de leur mouvement esthétique en faisant référence au Mont Parnasse, consacré à Apollon et, de ce fait, lieu mythologique de la poésie. Prenant pour figure de proue Théophile Gautier, auteur d’une théorie de l’art pour l’art, ces poètes parmi lesquels Leconte de Lisle, Théodore de Banville, José Maria de Heredia, François Coppée, Sully Prudhomme et Catulle Mendès écriront de la poésie très formaliste, dégagée de tout lyrisme et de tout excès émotionnel. Leurs œuvres font la démonstration d’une perfection formelle, d’un travail de ciselage extrêmement précis, dans des poèmes aux sujets fort éloignés des grands élans romantiques et où s’exprime le primat de la forme sur le message, où les effets d’érudition archéologique et autres allusions mythologiques ou antiquisantes font florès. Un exemple de cette mouvance esthétique ? Peut-être aucun poème ne porte à un tel sommet ce que ses détracteurs appelleront « l’effet-Parnasse » que le sonnet « À Hermès Criophore », de José Maria de Heredia :

Pour que le compagnon des Naïades se plaise
À rendre la brebis agréable au bélier
Et qu’il veuille par lui sans fin multiplier
L’errant troupeau qui broute aux berges du Galèse ;

Il faut lui faire fête et qu’il se sente à l’aise
Sous le toit de roseaux du pâtre hospitalier ;
Le sacrifice est doux au Démon familier
Sur la table de marbre ou sur un bloc de glaise.

Donc, honorons Hermès. Le subtil Immortel
Préfère à la splendeur du temple et de l’autel
La main pure immolant la victime impollue.

Ami, dressons un tertre aux bornes de ton pré
Et qu’un vieux bouc, du sang de sa gorge velue,
Fasse l’argile noire et le gazon pourpré.

Mais ce mouvement littéraire, hermétique, abstrait et difficile d’accès, fera son temps. Cependant, dans la zone d’influence directe du Parnasse se trouvent des poètes aussi célèbres que Arthur Rimbaud, ou encore un certain Pierre Louÿs (1870-1925)... La fin du XIXe siècle est marquée par cette esthétique, et elle présente un paysage littéraire où « les poètes ne peuvent composer une strophe sans caresser une nymphe, ni voir passer une lingère sans nommer Aphrodite », dans un « rêve grec dégradé, un fantasme attique devenu kitch romanesque » (Martinez 2008, p. 103). Le « kitch 1900 » est né, et il n’hésite pas à employer abusivement de grands drapés fastueux, des marbres de Paros en stuc, mâtinés de mode Belle Époque, de style Second Empire et de sensualité fantasmée.

Les Chansons de Bilitis : la naissance singulière d’un personnage
C’est dans ce contexte que, au milieu de la dernière décennie du siècle, Pierre Louÿs ‒ son nom de naissance était Louis, qu’il transformera en Louÿs afin de le rendre « plus grec », la lettre « y » se nommant, après tout, « i grec » ! (figure 3) ‒ entrera dans la composition du texte qui restera le plus célèbre de sa production, et qui assurera sa postérité à la fois littéraire et musicale : Les Chansons de Bilitis. L'histoire de leur naissance est tellement éloquente et témoigne tant de l’esprit du temps qu’elle mérite que nous nous y arrêtions.

Figure 3 : Pierre Louÿs en 1891
(source : https://urlz.fr/j3OH).

Les Chansons de Bilitis s’inscrivent dans la longue tradition qui consiste à se servir d’un sujet antique pour justifier et donner ses lettres de noblesse à une œuvre de caractère érotique (Grayson 2001, p. 117). Bien en amont de la gracieuse et naïve jeune fille que nous allons rencontrer dans la première des trois mélodies que Debussy tira du texte de son ami, c’est dans la consommation de prostitution de ce dernier qu’il faut trouver la source d’inspiration de toute cette entreprise. Nous devons remonter à l’été 1894. L’écrivain André Gide, un ami proche de Louÿs, lui parle d’une jeune courtisane algérienne dont il lui décrit les attraits avec une émotion si poignante que Louÿs n’hésitera pas à faire le voyage jusqu’à Biskra, en Algérie, pour faire la connaissance – et plus si affinités – de Meriem ben Ali. Il tombe sous son charme et, lui qui est précisément en train de rédiger un petit volume de poèmes à la fois historiques et quelque peu lubriques, change de perspective afin de donner à sa Bilitis – car c’est bien d’elle qu’il s’agit – les traits de sa « conquête » du moment. La première édition du recueil sort à compte d’auteur à la fin de l’année 1894 ; victime de son succès, Louÿs en produit une seconde édition en 1898, qui contient de nombreux nouveaux textes, dont « La Chevelure », le deuxième des trois poèmes mis en musique par Debussy, inspiré cette fois par les amours de l’auteur avec Marie de Régnier, qui n’est autre que la femme de l’un de ses meilleurs amis, le poète Henri de Régnier. Pierre Louÿs n’est pas un amateur en matière d’érotisme.

Mais au-delà de cette intrication du texte avec la biographie amoureuse de son auteur, c’est la présentation des Chansons de Bilitis qui doit attirer notre attention. En effet, le recueil n’est initialement pas attribué à Pierre Louÿs, celui-ci faisant valoir, dans une préface qui pastiche les éditions savantes allemandes du XIXe siècle (Goujon 2012, p. 38), qu’il n’en est en fait que le traducteur : « son tombeau a été retrouvé par M. G. Heim à Palaeo- Limisso, sur les bords d’une route antique, non loin des ruines d’Amathonte », peut-on lire dans la préface. Pierre Louÿs pousse même l’audace jusqu’à regretter que Bilitis ne soit pas plus célèbre, « et que les auteurs anciens, ceux du moins qui ont survécu, soient si pauvres de renseignements sur sa personne. » Et pour cause : elle n’a jamais existé ! Le goût pour le pastiche, pour la parodie, de ce « véritable caméléon qu’est Louÿs » (ibid., p. 41) fait en sorte qu’il peut mimer, sans effort et avec crédibilité, toutes sortes de textes, toutes sortes d’auteurs, allant de la Bible à la comtesse de Ségur, de Pibrac, auteur du XVIe siècle, aux Mille et une nuits. Son pastiche en abuse plus d’un, certains spécialistes de l’archéologie littéraire allant même, à l’époque, jusqu’à proposer des variantes de traductions des poèmes de Bilitis...

En quoi consiste donc le recueil ? Ses 168 poèmes sont répartis sur trois grandes périodes. Dans la première section, intitulée « Bucoliques en Pamphilie » et dont les trois textes sélectionnés par Debussy sont tirés, nous rencontrons une Bilitis pastorale, qui vit dans sa prime jeunesse une idylle avec un berger, idylle dont Debussy choisira trois pierres angulaires pour former son triptyque de mélodies. La seconde période de la vie de Bilitis est rapportée par l’« Élégie à Mytilène », deuxième partie du recueil, et sans doute celle qui assura le succès du texte : Bilitis a accosté sur l’île de Sappho, et elle y connaît alors des amours lesbiens avec son amie Mnasidika. Enfin, une troisième section, « Épigrammes dans l’île de Chypre », raconte la période suivante de la biographie de notre auteure présumée : elle est devenue une courtisane recherchée au service de la société mondaine.

Figure 4 : « La Flûte de Pan », Les Chansons de Bilitis, dans l’édition Pierre Corrard, illustrations de Georges Barbier, 1922
(source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k15164019/f22.item).

Dans une lettre du 9 mai 1897 que Debussy adresse à Pierre Louÿs, il lui fait la demande de mettre en musique « La flûte de Pan » (figure 4). La seconde édition du recueil n’est pas encore publiée alors, mais certains des nouveaux poèmes qu’elle contiendra sont déjà rédigés. Aussi Louÿs suggère-t-il à Debussy de plutôt choisir « La Chevelure », qu’il mettra en effet en musique sans toutefois renoncer à « La Flûte de Pan » (les poèmes sont transcrits en annexe ci-dessous). En décembre 1897, Debussy complètera le triptyque avec « Le tombeau des Naïades », et les Trois Chansons seront publiées par Fromont en août 1899.

Les trois poèmes choisis par Debussy constituent en quelque sorte les « points cardinaux » (Gibbons 2008, p. 12) de la première section du recueil de Louÿs, qui explore la relation que Bilitis entretiendra avec Lykas, le berger qui l’initie aux choses de l’amour. Dans ces trois textes, nous parcourons les trois stades de cette liaison : attraction initiale, consommation et terminaison de la relation. Et, bien qu’il n’entende, à travers le cycle, qu’un petit fragment des 168 poèmes qui constituent Les Chansons de Bilitis, il faut imaginer que l’auditeur parisien des années 1890 ou 1900 a bien en tête le reste du recueil, et qu’il est ainsi capable de procéder, grâce au souvenir des textes du recueil, à « l’expansion narrative » (ibid., p. 9) et à la convocation de la Bilitis de Mytilène et de Chypre. De cette manière, le triptyque de Debussy est aussi un objet de référence intertextuelle, du moins pour les contemporains de Louÿs et de Debussy.

La forme résultant du rapprochement de ces trois poèmes possède une complexité intéressante (Code 2018, p.150). D’une part, alors qu’il est fréquent qu’un cycle de mélodies soit uni par un lien textuel plutôt général (pensons, dans le cas de Debussy, aux Trois Chansons de France, par exemple, ou encore aux Cinq Poèmes de Baudelaire), le triptyque raconte ici une histoire, possède une trame narrative indéniable qui répond au schéma d’Aristote de début-milieu-fin. Il y a donc une progression linéaire, qui fait passer l’auditeur de la première phase, celle de l’initiation sexuelle de « La Flûte de Pan », à la deuxième, celle de la passion et de la fusion amoureuse (« La Chevelure »), puis à la dernière, celle de la désillusion et de la fin d’un amour, dans « Le Tombeau des Naïades ». D’autre part, le cycle de trois mélodies introduit aussi un élément de symétrie : en effet, la première et la troisième mélodie font se répondre leur paysage pastoral et mythologique, ainsi que l’évocation du temps réel, le printemps, puis l’hiver. La mélodie centrale, « La Chevelure », est quant à elle beaucoup plus détachée des réalités : onirique, sans ancrage concret, elle s’apparente au panneau central d’un triptyque pictural, élément fort autour duquel s’articulent les deux panneaux latéraux. Cette double relation, à la fois linéaire et symétrique, implique une forme complexe, organisée sur la progression continue et sur la récursivité, au sein de laquelle tout un jeu de renvois et de retours s’exerce. Des sons se répondent : le début du chant des grenouilles conduit à la fin du rire des Naïades ; des temps de la journée, la nuit qui commence dans « La Flûte de Pan » et le matin glacé du ciel pâle du « Tombeau des Naïades » ; une complexité musicale se construit et conduit l’auditeur de la consonance harmonique du premier chant à la dissonance douce de seconde majeure du deuxième et à la dissonance dure, obsessive et continue de seconde mineure du troisième. Tous ces éléments font en sorte que nous n’avons pas affaire à une collection de mélodies, mais à un cycle véritablement intégré et organique.

Étude de cas : « La flûte de Pan » (Écoute 1)
« La Flûte de Pan », mélodie qui ouvre le cycle de trois chants, met en place un décor pastoral antiquisant au moyen d’éléments à la fois symboliques, picturaux et musicaux. La syrinx est, dans le poème, le principal élément pastoral et elle renvoie à un univers mythologique. Elle est offerte à Bilitis par le pâtre dont elle est en train de tomber amoureuse « pour le jour des Hyacinthies », festivités religieuses spartiates célébrées au printemps en l’honneur de Hyacinthe, jeune homme aimé d’Apollon, et qui symbolisent le renouveau de la nature et de la vie. Instrument des bergers, tel que mentionné par Théocrite et Virgile, la flûte de Pan renvoie naturellement à l’érotisme : l’histoire de sa création rapporte que la nymphe Syrinx se serait transformée en roseaux afin d’échapper à la lubricité du dieu Pan, un jour qu’il la poursuivait de ses assauts, créant ainsi la matière à partir de laquelle la flûte aux tuyaux multiples sera fabriquée. De plus, « unie avec la blanche cire », la flûte symbolise la future union de deux amants, et préfigure en quelque sorte le rêve du deuxième poème mis en musique par Debussy, « La Chevelure ».

Écoute 1

Musicalement, le climat antique de la mélodie est instillé par le thème obsessionnel, qui ouvre la pièce au piano :

Figure 5 : thème de La Flûte de Pan, mes. 1-2.
Tous les exemples musicaux proviennent de la première édition des Chansons de Bilitis, Paris, Fromont, E 1417 F, [1899], disponible en ligne sur IMSLP.

Formé d’une figure ascendante rythmiquement déliée, suivie d’une redescente de l’échelle modale aux colorations « grecques » lydiennes, ce thème servira, à travers la mélodie, de ritournelle obsessive (Gibbons 2008, p. 14), ou encore de thème structurel dont les retours serviront à définir la forme de l’œuvre, à en marquer le relief et à en définir les moments charnières. De plus, ce thème rappelle plusieurs autres thèmes aux caractéristiques semblables qui émaillent l’œuvre de Debussy, et qui se trouvent à être présents dans des pièces évoquant des thématiques dionysiaques (à propos du goût pour l’arabesque, voir Bhogal 2014). Ce métathème, que nous appellerons thème du Faune, présente les caractéristiques suivantes :

  • un rythme agité, nerveux, placé sur des valeurs rythmiques souvent hétérogènes, longues et soudain capricieusement pressées ;
  • un ambitus fréquent de quarte augmentée ;
  • une association à l’instrument de la flûte, comme c’est le cas dans sa présentation du Prélude à l’après-midi d’un faune, ou, à défaut, du cor anglais ;
  • un chromatisme fréquent ;
  • un mouvement mélodique souvent en aller-retour, descendant puis ascendant (ou l’inverse) ;
  • un mouvement mélodique procédant parfois par petits mélismes (broderies autour de certaines notes) comme dans Syrinx, pièce pour flûte solo dont voici les deux premières mesures :
Figure 6 : Syrinx, mes. 1-2 (Paris, Jobert, J. J. 344, 1927, disponible en ligne sur IMSLP).

Enfin, la prosodie du poème mérite qu’on s’y arrête un instant. Les quatre strophes du texte sont nettement divisées en deux temps: d’une part (strophes 1 à 3), celui de la rencontre amoureuse à la durée indéterminée et qui se présente comme une journée ininterrompue, au temps suspendu. D’autre part (strophe 4), le temps du retour à la réalité familiale (« Ma mère ne croira jamais »), morale (la ceinture perdue, symbole de virginité brisée), dont la durée est cette fois bien ancrée dans le réel et réfère à un moment précis, celui de la tombée de la nuit, le moment où le chant des grenouilles vertes commence.

Musicalement, Debussy va faire flotter le premier temps au moyen de ce thème structural au retour obsessionnel (mes. 1-2 ; 4-5 ; 12-14 ; 15-16) qui rend indéterminé le passage du temps et la chute des heures. Le temps de la nuit, au contraire, le temps de la peur est frappé au moyen d’un changement d’ambiance complet : des triolets obsessionnels et répétitifs viennent entrer en conflit avec les croches appogiaturées de la main gauche du piano, le tempo change (« Plus lent »), l’armure aussi (disparition des cinq dièses) : le monde n’est plus le même, soudain, tandis que rien ne nous avait préparés à ce changement.

Mais ce qui est intéressant et qui rend complexe la coloration que Debussy apporte au texte de Pierre Louÿs, c’est un retour final, à la toute fin de la mélodie, du thème de l’amour (mes. 27-30). Non seulement ce retour musical vient-il agir à titre de rappel des événements de la journée étendue que Bilitis, son amant et son auditeur viennent de traverser, dans ce temps suspendu et mythologique aux contours flous, mais encore le retour de thème structural assure ici une préfiguration de la tension sexuelle non résolue dans ce premier chant : malgré le retour à la maison, malgré la menace de la mère évoquée dans la dernière strophe, l’histoire de Bilitis et de Lykas n’est pas terminée : comme une idée persistante bien que nous ayons tenté de la chasser, le thème de la flûte de Pan avertit Bilitis, par son retour ultime au moment où la musique retourne au silence, que la volonté est de peu d’utilité dans le domptage des passions humaines ; et qu’il faut vivre pleinement leur cours, sans s’y opposer, plutôt que de tenter de s’en détourner.

Figure 7 : La Flûte de Pan, mes. 17-30.

Bourion, Sylveline, « 1897. Les Chansons de Bilitis, un érotisme antiquisant fin de siècle », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », https://emf.oicrm.org/nhmf-1897/, mis en ligne le 13 septembre 2022.

Bibliographie


Aziza, Claude (2016), « Antiquités parallèles (4). Grèce antique : en tic ou en toc ? », Anabases, no 23, p. 157-161, https://doi.org/10.4000/anabases.5639.

Bhogal, Gurminder K. (2014), Details of Consequence. Ornament, Music and Art in Paris, New York and Oxford, Oxford University Press.

Boudon, Jacques-Olivier (2014), « Napoléon et l’hellénisme », Anabases, no 20, p. 33-48, https://doi.org/10.4000/anabases.4843.

Code, David J. (2018), « The song “Triptych”. Reflexions on a Debussyan Genre », dans François de Médicis et Steven Hubner (dir.), Debussy’s Resonance, Rochester, University of Rochester Press, p. 127-174.

Couëlle, Colombe (2010), « Désirs d’Antique ou comment rêver le passé gréco-romain dans la peinture européenne de la seconde moitié du XIXe siècle », Anabases, no 11, p. 21-54, https://doi.org/10.4000/anabases.760.

Engelking, Tama Lea (2005), « Translating the Lesbian Writer. Pierre Louÿs, Natalie Barney, and “Girls of the Future Society” », South Central Review, vol. 22, no 3, p. 62-77, https://www.jstor.org/stable/40039994.

Frère, Dominique, et Marie-Hélène Santrot (2005), « Un aspect de l’anticomanie dans les pays de l’Ouest : histoire des collections grecques, étrusques et phéniciennes en Bretagne et dans les Pays de la Loire », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, vol. 112, no 1, p. 43-60, https://doi.org/10.4000/abpo.1134.

Gautier, Théophile, Arsène Houssaye, et Charles Coligny (1866), Le palais pompéien de l’avenue Montaigne. Études sur la maison gréco-romaine ancienne résidence du Prince Napoléon, Paris, Au Palais pompéien, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6458492n.

Gibbons, William (2008), « Debussy as Storyteller. Narrative Expansion in the Trois chansons de Bilitis », Current Musicology, no 85, p. 7-28, https://doi.org/10.7916/D8DJ5D8Q.

Goujon, Jean-Pierre (1994), « Pierre Louÿs et Rimbaud », Parade sauvage, no 10, p. 104-115.

Goujon, Jean-Pierre (2012), « Pierre Louÿs, du pastiche à la parodie », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 112, no 1, p. 37-50, https://www.jstor.org/stable/41426972.

Grayson, David, (2001) « Bilitis and Tanagra. Afternoons with Nude Women », dans Jane A. Fulcher (dir.), Debussy and His World, Princeton, Princeton University Press, p. 117-139, https://doi.org/10.2307/j.ctt1f2qqw1.7.

Johnson, Julian (2018), « Vertige ! Debussy, Mallarmé and the Edge of Language », dans François de Médicis et Steven Hubner (dir.), Debussy’s Resonance, Rochester, University of Rochester Press, p. 366-391.

Lazzaro, Federico (2014), « Bilitis après Debussy. Hommage, influence, prise de distance ? », Revue musicale OICRM, vol. 2, no 1, p. 159-190, https://doi.org/10.7202/1055851ar.

Lévy, Edmond (2003), Sparte. Histoire politique et sociale jusqu’à la conquête romaine, Paris, Éditions du Seuil.

Martinez, Frédéric (2008), « Faux comme l’antique, ou les ambiguïtés du néoclassicisme », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 108, no 1, p. 101-132, https://www.jstor.org/stable/23013720.

Pasler, Jann (2006), « Theorizing Race in Nineteenth-Century France. Music as Emblem of Identity », The Musical Quarterly, vol. 89, no 4, p. 459-504, https://doi.org/10.1093/musqtl/gdn002.

Rumph, Stephen (1994), « Debussy’s Trois Chansons de Bilitis. Song, Opera, and the Death of the Subject », The Journal of Musicology, vol. 12, no 4, p. 464-490, https://doi.org/10.2307/763972.

Sloan, Rachel (2006), « Gustave Moreau and the Raffalovich Family. New Documents for “Sappho” », The Burlington Magazine, vol. 148, no 1238, p. 327-331.

Valéry, Paul (1925), « Que voulez-vous que je dise... », dans Le Tombeau de Pierre Louÿs, Paris, Les Éditions du monde moderne, p. 23-36.

Verghis, Zinovia (2016), « Les écrivains et artistes français du XIXe siècle et la Grèce », Cahiers balkaniques, no 44, https://doi.org/10.4000/ceb.9908.

Youens, Susan (1988), « To Tell a Tale. Symbolist Narrative in Debussy’s Fêtes galantes II », Nineteenth Century French Studies, vol. 16, no 1-2, p. 180-191, https://www.jstor.org/stable/23532092.

Écoutes


Écoute 1 : Claude Debussy, Trois chansons de Bilitis, no 2 : « La Flûte de Pan », Régine Crespin (soprano), John Wustman (piano), https://open.spotify.com/track/2M5mWzbrH1vTGeu5cWcWER?si=fd98b228078f4180.

Annexe : les poèmes mis en musique par Debussy


La Flûte de Pan

Pour le jour des Hyacinthies,
il m’a donné une syrinx faite de roseaux bien taillés,
unis avec de la blanche cire qui est douce
à mes lèvres comme du miel.

Il m’apprend à jouer, assise sur ses genoux ;
mais je suis un peu tremblante.
Il en joue après moi,
si doucement que je l’entends à peine.

Nous n’avons rien à nous dire,
tant nous sommes près l’un de l’autre ;
mais nos chansons veulent se répondre,
et tour à tour nos bouches s’unissent sur la flûte.

Il est tard, voici le chant des grenouilles vertes
qui commence avec la nuit.
Ma mère ne croira jamais que je suis restée si longtemps
à chercher ma ceinture perdue.

La Chevelure

Il m’a dit : « Cette nuit, j’ai rêvé.
J’avais ta chevelure autour de mon cou.
J’avais tes cheveux comme un collier noir
autour de ma nuque et sur ma poitrine.

« Je les caressais, et c’étaient les miens ;
et nous étions liés pour toujours ainsi,
par la même chevelure la bouche sur la bouche,
ainsi que deux lauriers n’ont souvent qu’une racine.

« Et peu à peu, il m’a semblé,
tant nos membres étaient confondus,
que je devenais toi-même ou que tu entrais en moi
comme mon songe. »

Quand il eut achevé, il mit doucement
ses mains sur mes épaules,
et il me regarda d’un regard si tendre,
que je baissai les yeux avec un frisson.

Le Tombeau des Naïades

Le long du bois couvert de givre, je marchais ;
mes cheveux devant ma bouche
se fleurissaient de petits glaçons,
et mes sandales étaient lourdes de neige fangeuse et tassée.

Il me dit : « Que cherches-tu ?
– Je suis la trace du satyre. Ses petits pas fourchus alternent
comme des trous dans un manteau blanc. »
Il me dit : « Les satyres sont morts.

« Les satyres et les nymphes aussi.
Depuis trente ans il n’a pas fait un hiver aussi terrible.
La trace que tu vois est celle d’un bouc.
Mais restons ici, où est leur tombeau. »

Et avec le fer de sa houe il cassa la glace
de la source où jadis riaient les naïades.
Il prenait de grands morceaux froids,
et les soulevant vers le ciel pâle, il regardait au travers.

Cet article a été publié dans Non classé. Bookmarker le permalien. Les commentaires et les trackbacks sont fermés.