1885
La Revue wagnérienne : à la recherche d’un art nouveau
Adeline Heck
La Revue wagnérienne est un mensuel d’avant-garde fondé en 1885 par l’écrivain Édouard Dujardin afin de promouvoir l’art de Richard Wagner à une époque où son œuvre est fortement décriée du fait de tensions politiques entre l’Allemagne et la France.
The Revue wagnérienne is an avant-garde monthly that was founded in 1885 by the writer Édouard Dujardin in order to promote Richard Wagner’s art at a time when his works were strongly opposed in France due to ongoing political tensions with Germany.
8 février 1885 : le premier numéro de la Revue wagnérienne est distribué devant les portes du Théâtre du Château d’Eau à Paris lors d’une représentation du premier acte de Tristan et Isolde par les Concerts Lamoureux (Maynard 2007, p.124). Durant les trois années de son existence, la Revue publie des critiques de concerts, des articles d’exégèse sur l’œuvre wagnérienne, des dossiers thématiques dédiés aux controverses wagnériennes en France, des traductions inédites, ainsi que des comptes-rendus de spectacles à l’étranger visant à donner aux lecteurs un aperçu de l’ampleur internationale du wagnérisme. Elle fait ainsi œuvre de diffusion pédagogique à une période où il existe peu de traductions des textes de Wagner en français et où sa musique n’est jouée que par fragments en concert. De ce fait, elle prépare le terrain pour l’acceptation progressive de Wagner par le public français, une acceptation qui se confirmera avec de multiples premières wagnériennes à l’opéra de Paris et en région dans les années 1890.
Musique et littérature
Cependant, la Revue wagnérienne est paradoxalement entrée dans l’histoire non pas pour son travail de vulgarisation, mais bien plutôt par le biais de son implication dans un art élitiste : la littérature d’avant-garde. Elle l’a fait avec un tel brio que ses contributions à la vie musicale s’en trouveront éclipsées et continuent encore de l’être aujourd’hui. Entre Mallarmé et Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans et Verlaine, elle réunit les auteurs français parmi les plus importants de la fin du XIXe siècle, mis au défi d’écrire « quelque chose d’original et de juste et qui ne soit pas à côté » sur Wagner (lettre de Mallarmé à Dujardin, 5 juillet 1885, dans Mallarmé 2020, p. 561) donnant lieu à des considérations fécondes sur les relations entre littérature et musique. C’est ainsi que la Revue publie des poèmes, nouvelles, paraphrases poétiques et dialogues de fiction inspirés par la musique et les thèmes wagnériens. Et ce faisant, elle devient le lieu de naissance du symbolisme français avec la publication de huit sonnets wagnériens en janvier 1886, comprenant « Hommage » de Mallarmé et « Parsifal » de Verlaine (Figure 1), près de huit mois avant la publication du manifeste du symbolisme de Jean Moréas dans Le Figaro.
Cette double identité musicale et littéraire n’est pas un accident. En effet, elle se trouve au cœur même de la ligne éditoriale de la Revue wagnérienne, ce qui la distingue des autres petites revues littéraires et des journaux musicaux de son époque. Mais cette dualité sera aussi la cause d’un grand malentendu dont l’enjeu renvoie à la définition même du wagnérisme. Pour les wagnériens du type conservateur comme Charles Lamoureux et Louis de Fourcaud, il est primordial de créer un lieu de rassemblement afin de défendre l’œuvre de Wagner contre les attaques de ses détracteurs. Pour les progressistes, comme Dujardin et Houston Stewart Chamberlain ‒ son collaborateur et future figure centrale du mouvement völkisch, une des influences intellectuelles du nazisme – il faut plutôt répondre à la question « voulons-nous un nouvel Art ? ou n’en voulons-nous pas ? » (Chamberlain 1888a, p. 281). Ce conflit entre deux versions de la mission du wagnérisme – ouverture ou non à la création contemporaine en musique, en littérature et dans les arts visuels – ne cessera de hanter Dujardin et ses collègues pendant la publication de la Revue. Leurs opposants refuseront d’accepter cet éclectisme. Certains, comme Georges Servières, parlent même de cercle fermé composé de « fanatiques » prêchant « un étrange catéchisme qui doit soumettre théâtre, peinture, philosophie, littérature, au règne des dogmes de Bayreuth » (Servières 1887, p. 282). Cette vision de la Revue en tant que repaire pour artistes prétentieux et intransigeants mènera à de nombreux démêlés avec son public non littéraire et amorcera sa chute en juillet 1888.
Mais comment Dujardin et Chamberlain comptaient-ils établir ce nouvel art, et comment en sont-ils venus à déplaire à la plupart de leurs lecteurs ? Dès l’année 1884, lorsqu’ils échafaudent encore le projet de la Revue, la nécessité de créer un forum artistique dépassant le strict cadre musical s’impose à eux. Ce dessein est clairement mentionné dans une lettre de 1884, où Chamberlain, qui connait mieux l’allemand que Dujardin et a lu Wagner dans le texte, donne son avis sur la question d’un « élargissement » potentiel de la Revue aux autres arts : « Il me paraît donc d’une utilité incontestable que vous parliez des œuvres qui ont des rapports avec l’idéal wagnérien, et que dans votre Revue, ces œuvres soient étudiées et jugées du point de vue wagnérien » (Chamberlain 1884). En d’autres termes, la Revue prétend dès ses débuts contribuer à la fondation d’un art « wagnérien ».
Plus précisément, il s’agit d’aller au-delà de la discussion des œuvres de Wagner et d’en extraire des principes esthétiques représentatifs afin de faire la critique d’œuvres contemporaines à travers des critères dits « wagnériens ». Ces critères reposent en grande partie sur l’idée d’une synthèse entre les contraires dont le but était de créer une œuvre d’art totale, ou Gesamtkunstwerk. En littérature, cela peut se réaliser à travers un poème écrit avec une intention musicale (où la rime, la prosodie et la combinaison de sonorités sont tout aussi importantes que le contenu, sinon plus), ou dans un récit en prose mêlant le rationnel et l’irrationnel de façon égale. C’est en réfléchissant à comment accomplir cette fusion entre réalisme et subjectivisme, entre logique et illogisme, et enfin entre forme et contenu, que Dujardin en vient à recruter les écrivains qu’il admire pour assurer la jonction entre Wagner et la création littéraire française contemporaine.
Son flair pour la publicité, doublé de ses propres ambitions littéraires – qu’il déploiera d’ailleurs plus amplement à la direction de la Revue indépendante (1886-1888) – conduit Dujardin à ouvrir les portes de la Revue « à ceux de nos écrivains que le public connait, aime et admire » (Dujardin 1886) pour en faire les porte-paroles privilégiés de « la cause wagnérienne » (ibid.), comme Baudelaire dans les années 1860. C’est ainsi qu’il amène deux figures adulées par la jeune génération d’avant-garde aux Concerts Lamoureux : Mallarmé et Huysmans. À l’occasion d’un « concert spirituel », le 3 avril 1885, ils pourront entendre pendant près de deux heures et demie des extraits symphoniques allant de Rienzi à Parsifal. À la suite de cet évènement, ils publieront tous deux dans la Revue wagnérienne et leurs écrits feront scandale pour des raisons différentes.
Huysmans, tout d’abord, écrit une paraphrase sur l’ouverture de Tannhäuser (Écoute 1), pour le troisième numéro de la Revue wagnérienne du 8 avril. Ce texte, qui s’apparente à un poème en prose, prend le thème wagnérien du péché et de la rédemption comme point de départ mais s’en éloigne de façon décisive afin de laisser cours à une rêverie de style décadent, empreinte de religiosité et de sensualité morbide. L’érotisme sans équivoque de ce texte ainsi que la transformation blasphématoire du personnage wagnérien de Vénus en Sodomita Libido – une créature inspirée par le poète latin Prudence – provoquent la colère du financier principal de la Revue, Agénor Boissier, qui, aux dires de Dujardin, lui jurera « qu’il y avait deux choses qu’il ne laisserait jamais outrager : la religion et la morale » (Dujardin 1936, p. 218). Par la suite, Huysmans ne reviendra plus à la Revue ni à Wagner.
Quant à Mallarmé, il publie d’abord un essai intitulé « Richard Wagner : rêverie d’un poëte français » en août 1885, avant de participer au florilège de sonnets à la mémoire de Wagner avec son « Hommage » de janvier 1886. Ce dernier poème sera également un objet de controverse, non en raison de son contenu mais plutôt de son hermétisme linguistique qui sera un objet de moquerie dans les cercles littéraires parisiens, comme le raconte Dujardin :
Le retentissement fut énorme ; à un dîner de journalistes qui eut lieu à cette époque et que présidait Auguste Vitu, on ne parla que du sonnet de Mallarmé ‒ pour savoir, bien entendu, s’il fallait en rire ou s’en fâcher ; mais le plus curieux, c’est que la moitié des journalistes présents, Vitu en tête, avaient cru bon de s’en charger la mémoire et le récitèrent par cœur et en chœur (Dujardin 1936, p. 41).
Lassés de ce qu’ils considèrent comme une tentative peu judicieuse de capturer l’attention de l’intelligentsia littéraire parisienne, les partenaires financiers de Dujardin en viennent à le menacer de retirer leurs fonds : « on me fit entendre que, si on consentait à encourager la Revue wagnérienne, c’était pour publier des études sur Wagner et non des poèmes symbolistes » (Dujardin 1936, p. 222). Ce fut là encore un facteur qui mènera à la fin prématurée de la Revue deux ans plus tard.
Au-delà de son désir de s’inscrire comme une présence incontournable dans la vie littéraire de son époque, Dujardin explique aussi sa décision de mêler musique et littérature dans la Revue par une autre forme de synthèse, visant à rassembler les différentes parties de sa personnalité artistique : « Pouvait-on espérer qu’un jeune poète qui fréquentait chez Mallarmé établirait une cloison étanche entre les deux moitiés de son cœur, et tel maître Jacques, ne manquerait jamais à échanger, à l’heure dite, la défroque du mallarmiste contre celle du wagnérien ? » (Dujardin 1936, p. 212). Il faut voir ici moins un desideratum personnel qu’un projet esthétique plus vaste, inspiré de Wagner lui-même en tant qu’exemple type du Dichterkomponist, ou poète musicien. En effet, Dujardin est également compositeur amateur, un violon d’Ingres auquel il s’est attelé plusieurs fois dans sa carrière, entre un cycle de chansons intitulées Les Litanies (1888) (Huebner 2013, p. 70-77) et un projet d’opéra dont il compose seulement le livret en attendant de résoudre le problème de sa mise en musique, Thusnelda (Heck 2023, p. 254-255). Et c’est ce projet de synthèse profondément personnel qui se trouve au cœur même des articles théoriques de la Revue wagnérienne, ceux-ci ayant pour objet la création d’une école wagnérienne dans les arts visuels, la musique et la littérature française. Les idées qui y seront développées et les œuvres qui en seront issues auront des conséquences directes sur l’histoire culturelle européenne.
Pour une théorie esthétique wagnérienne : Teodor de Wyzewa
Peu enclin aux considérations philosophiques et à la formulation abstraite, Dujardin peut toutefois compter sur l’aide de Chamberlain mais également sur celle de son ami Teodor de Wyzewa (Figure 2) afin d’élaborer une théorie esthétique de l’art wagnérien. D’origine polonaise, celui-ci est polyglotte et a étudié la philosophie avant de faire son entrée dans le monde littéraire parisien. Bien que son nom soit aujourd’hui seulement connu des spécialistes du symbolisme, la contribution théorique de Wyzewa à la Revue ainsi qu’aux mouvements esthétisants fin-de-siècle – symbolisme et décadence – ne doit pas être sous-estimée, car il sera l’un des premiers à réclamer l’arrivée d’une « œuvre d’art du futur » en France. Et, du fait de leur relation privilégiée à l’époque, ce discours se retrouve également dans les écrits de Dujardin, lui-même souvent l’écho des idées de son ami.
La pensée artistique de Wyzewa se trouve exposée en détail dans la trilogie d’articles consacrée à « l’art wagnérien » – peinture, littérature et musique – publiée entre mai et juillet 1886 dans la Revue wagnérienne. Cet « art wagnérien », il convient de le rappeler, s’inscrit dans la lancée du projet d’élargissement de Dujardin et de Chamberlain, c’est-à-dire la création d’œuvres contemporaines françaises inspirées par les idées de Wagner. Dans sa trilogie, Wyzewa pose un constat qui devait définir l’ethos du wagnérisme français : l’œuvre wagnérienne est essentiellement imparfaite, car elle ne va pas assez loin dans la représentation de ce que Wagner nomme le « purement humain », c’est-à-dire les passions humaines comme l’amour, la haine ou l’avarice. Plus précisément, elle échoue à atteindre son objectif en raison de son refus de l’abstraction et de sa dépendance envers une intrigue dramatique traditionnelle, ce que Dujardin appelle « ce drame, prétexte, concession […] le secours à notre faiblesse […] repaissant la chair » qui empêche « l’âme libre d’entendre son langage et de l’admettre » (Dujardin 1887, p. 166). C’est là une opinion qu’il partage en partie avec Mallarmé, qui reproche à Wagner de ne pas être remonté jusqu’à la « source » du « ruisseau primitif » (Mallarmé [1885]2003, p. 157), c’est-à-dire le mythe, teinté de relents nationalistes et à seule destination d’un public allemand.
Selon Wyzewa, il est possible de poursuivre le geste initié par Wagner grâce à l’accomplissement d’un triple objectif. Il le définit dans son premier article pour la Revue, « La musique descriptive » (avril 1885) :
nous rêvons un moment où le triple objet de l’œuvre wagnérienne sera réalisé : l’œuvre idéale, qu’il a prodigieusement ébauchée et qui sera pure de toute machinerie décorative, une psychologie et un roman complets ; le théâtre idéal, non celui de Bayreuth […] mais le théâtre adorablement réaliste de notre imagination ; enfin, le public idéal, capable de recréer cette œuvre, sans nul besoin de trucs électriques ou musicaux, par seule lecture, par seule volonté. (Wyzewa 1885, p. 76-77)
Ici, il convient de relever l’identification opérée par Wyzewa entre œuvre d’art totale et roman, celle-ci paraissant bien étrange lorsqu’il s’agit de Wagner, qui a orienté ses efforts artistiques vers la scène et n’a jamais publié d’œuvre romanesque. Pourtant, cette question du roman constitue un point fondamental dans le développement de la pensée de Wyzewa dont la détestation des « trucs » de scène, tels la machinerie et l’éclairage mentionnés ici, indique un refus du monde extérieur et une tendance très nette vers le solipsisme dans son mode d’engagement avec l’œuvre d’art.
Ce que Wyzewa privilégie, de fait, c’est bien le théâtre mental, ou la capacité évoquée par des Esseintes, personnage principal de À rebours (1884), de lire ses partitions depuis son canapé plutôt que de se rendre au concert qu’il voit comme un « art de promiscuité » (Huysmans [1884]2019, p. 699), livré à l’imprévu de la représentation. Loin des théâtres, un tel mode de consommation musicale menace l’œuvre wagnérienne, car elle peut la rendre obsolète. Mais la cultivation d’esprit nécessaire pour sa mise en place, celle qui pourrait permettre à l’esthète de surmonter la « faiblesse » d’une dépendance envers le déroulé narratif du drame, est ardue, pour ne pas dire impossible à développer à une échelle plus large que celle de quelques wagnéristes à l’imagination affutée. Et si elle doit avoir lieu quelque part, cela doit être dans le roman, car il s’agit du seul genre artistique capable de faire concurrence à l’œuvre d’art totale wagnérienne puisqu’il peut représenter les « trois modes distincts et successifs de la Sensation, de la Notion et de l’Émotion » (Wyzewa 1886a, p. 102) qui composent la psychologie humaine sans avoir à dépendre du bon vouloir de forces extérieures comme les chanteurs ou les machinistes. Or, selon Wyzewa, aucun romancier n’a jusqu’alors été capable de donner vie à cette synthèse.
Dans son article sur la littérature wagnérienne, Wyzewa examine ce problème de plus près et décèle son origine dans l’histoire littéraire française moderne qu’il voit partagée entre deux extrêmes. Cette entrée dans la modernité a lieu lors d’un moment de fragmentation, où la littérature se retrouve séparée des sciences et des autres arts. C’est ce qui arrive au XVIIe siècle, avec le classicisme à la française, dont le culte de la rationalité avant toute chose aurait amené les écrivains de l’époque – Wyzewa cite en particulier Descartes – à vouloir séparer « la pure raison, capable du vrai, belle et divine » des « sens » dont « venai[en]t toute erreur » (Wyzewa 1886, p. 159). Par la suite, au XIXe siècle, Wyzewa trouve les romantiques tout aussi défaillants car coupables du défaut inverse, celui d’être devenus « indifférents au conflit des motifs, aux raisons, qui, dans l’âme des personnages déterminent cette vie » (Wyzewa 1886b, p. 160). Que faire alors pour résoudre ces deux approches contraires et parvenir enfin à mêler ces différentes parties de l’âme humaine en un produit cohérent ?
Wyzewa propose de faire une synthèse en forme de roman : « Quand donc un artiste viendra-t-il qui associera ces qualités et ces formes, au profit d’une complète vie littéraire ? Aurons-nous le roman que vingt siècles de littérature nous ont préparé, un roman recréant les notions sensibles et les raisonnements intimes, et la marée des émotions qui, par instants, précipite les sensations et les notions dans un confus tourbillon tumultueux ? » (Wyzewa 1886b, p. 169). Non content de se positionner en prophète de l’art du futur, Wyzewa préconise alors quelques recommandations pour l’écrivain qui tentera de donner vie à cette littérature idéale. Contrairement aux grandes fresques naturalistes, son roman est bref : il lui faut un seul personnage, « une seule âme qu’il animera pleinement » (p. 169) dont la vie intérieure doit être offerte au lecteur dans une durée limitée (p. 170), afin de pouvoir transmettre un maximum de détails qui donneront l’illusion d’un réalisme parfait.
De la théorie à la pratique : le roman wagnérien
Les recommandations de Wyzewa ne tomberont pas dans le vide. Peu de temps après la parution de ses articles pour la Revue, Dujardin publie son propre roman en feuilleton dans la Revue indépendante : Les Lauriers sont coupés (1887) (Figure 3). Ce court texte sans intrigue se concentre entièrement sur le déroulé des états d’âme d’un jeune provincial faisant son droit à Paris, Daniel Prince.
Il applique ainsi plusieurs principes de l’article de Wyzewa : unité de temps, unité de lieu et personnage unique. Si ces règles d’écriture rappellent, de façon superficielle, celles du théâtre classique, il faut souligner que l’unité d’action n’est pas primordiale, car ce qui importe davantage à Wyzewa et Dujardin, c’est bien l’intériorité du personnage, et celle-ci est changeante par nature. La fin des Lauriers n’apporte d’ailleurs aucune résolution à la relation entre Daniel Prince et Léa d’Arsay, une jeune actrice avec laquelle il souhaite se lier amoureusement. Comme pour rappeler cet héritage littéraire, le roman est dédié à Racine, qui, selon Wyzewa, était un auteur de « romans psychologiques, restituant dans l’art la vie rationnelle des passions » (Wyzewa 1886b, p. 159). Cette interprétation peu orthodoxe de la tragédie racinienne, où seul compte le monologue du ou de la protagoniste, entre en résonance avec la vision particulière des livrets wagnériens proposée par Chamberlain. En effet, chaque œuvre de Wagner s’y voit entièrement définie par un seul personnage : le Ring étant, par exemple, le drame de Wotan où les autres personnages ne seraient que les reflets de son âme (Chamberlain 1888b, p. 266).
C’est ce subjectivisme qui définira non seulement le propos des Lauriers mais également sa forme révolutionnaire, le monologue intérieur, innovation purement accidentelle dont Dujardin ne saisit alors pas toutes les conséquences. Ce ne sera qu’avec l’intervention de James Joyce, qui a trouvé un exemplaire des Lauriers par hasard et le lira avec grand intérêt, y trouvant une source d’inspiration formelle pour le stream of consciousness du dernier chapitre d’Ulysse, que la parenté de cette nouvelle forme sera attribuée à Dujardin au début des années 1920. Celui-ci cherchera alors à en expliquer la genèse et en viendra à déclarer :
Je vais livrer un secret : Les Lauriers sont coupés ont été entrepris avec la folle ambition de transposer dans le domaine littéraire les procédés wagnériens que je me définissais ainsi : la vie de l’âme exprimée par l’incessante poussée des motifs musicaux venant dire, les uns après les autres, indéfiniment et successivement, les « états » de la pensée, sentiment ou sensation, et qui se réalisait ou essayait de se réaliser dans la succession indéfinie de courtes phrases donnant chacune un de ces états de la pensée, sans ordre logique, à l’état de bouffées montant des profondeurs de l’être, on dirait aujourd’hui de l’inconscient ou du subconscient… (Dujardin 1977, p. 258).
Cette description met bien en avant l’importance de la pensée musicale dans la conception du monologue intérieur. Dujardin accentue clairement l’importance de la forme durchkomponiert du drame wagnérien dont la mélodie continue a probablement constitué une source d’inspiration aux théories de Wyzewa et à leur réalisation dans son propre roman.
En conclusion, l’impact de la Revue wagnérienne sur la génération qui deviendra celle des poètes symbolistes se met en place en deux temps : tout d’abord, elle a popularisé l’œuvre d’art totale wagnérienne, avant de proposer une réalisation de ces idées sur le plan littéraire avec Les Lauriers sont coupés. En ce qui concerne la scène musicale, le bilan est plus mitigé : d’abord associée à Lamoureux, la Revue l’a ensuite critiqué de façon virulente pour son choix de représenter des extraits de Wagner en concert. De plus, les tièdes encouragements du comité éditorial envers Vincent d’Indy et Emmanuel Chabrier, à qui il reprochait des effets de virtuosité et un manque d’intérêt envers la création d’un langage musical qui soit « le langage de la dernière psychologie » (Anonyme 1886, p. 98-99), ne se conforment pas aux principes d’élargissement prêchés par Dujardin et Chamberlain.
Mais, par-delà ces contradictions, ce qui demeure une constante pour la Revue est sa recherche d’une exhaustivité parfaite dans le récit de la vie subjective qui ne peut qu’exister que dans l’œuvre idéale. Cette recherche aurait pu être paralysante et condamner les contributeurs de la Revue au silence. Au contraire, elle mènera Dujardin à de grandes expériences littéraires, au roman (Les Lauriers) comme au théâtre, avec la trilogie en vers libre La Légende d’Antonia (1891-1893), et Wyzewa à l’écriture de romans, comme Valbert (1893) et Le Cahier rouge (1917) centrés de plus en plus sur la sensation et sur le rejet de l’intellect.
Heck, Adeline, « 1885. La Revue wagnérienne. À la recherche d’un art nouveau », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », https://emf.oicrm.org/nhmf-1885/, mis en ligne le 23 août 2023.
Bibliographie
La Revue wagnérienne est accessible en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32861731q/date.
Anonyme (1886), « Chronique », Revue wagnérienne, 8 avril, p. 65-67.
Chamberlain, Houston Stewart (1884), Lettre à Édouard Dujardin (non datée), dossier 29.2, Harry Ransom Center à l’Université du Texas à Austin.
Chamberlain, Houston Stewart (1888a), « Le wagnérisme en 1888 », Revue wagnérienne, 15 juillet, p. 281-292.
Chamberlain, Houston Stewart (1888b), « Notes chronologiques sur l’Anneau du Nibelung », Revue wagnérienne, 15 juillet, p. 263-277.
Dujardin, Édouard (1886), « À nos lecteurs », Revue wagnérienne, 8 janvier, p. 364.
Dujardin, Édouard (1887), « Considérations sur l’art wagnérien », Revue wagnérienne, 15 août, p. 153-188.
Dujardin, Édouard (1888), Les Lauriers sont coupés, Paris, Librairie de la Revue indépendante, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k68945k.
Dujardin, Édouard (1936), Mallarmé par un des siens, Paris, Albert Messein.
Dujardin, Édouard (1977), Les Lauriers sont coupés suivi de Le monologue intérieur, édition de Carmen Licari, Rome, Bulzoni.
Heck, Adeline (2023), « Narcissistic Fiction. Music Theater of the Everyday in Édouard Dujardin’s Les Lauriers sont coupés (1887) », 19th-Century Music, vol. 46, no 3, p. 244-272.
Huebner, Steven (2013), « Édouard Dujardin, Wagner, and the Origins of Stream of Consciousness Writing », 19th-Century Music, vol. 37, no 1, p. 56-88
Huysmans, Joris-Karl ([1884]2019), À rebours, dans Romans et nouvelles, éd. André Guyaux et Pierre Jourde, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 535-714.
Huysmans, Joris-Karl (1885), « L’Ouverture de Tannhäuser », Revue wagnérienne, 8 avril, p. 59-62.
Mallarmé, Stéphane ([1885]2003), « Richard Wagner. Rêverie d’un poëte français », La Revue wagnérienne, 8 avril, p. 195-200, repris dans Œuvres complètes 2, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 153-159.
Mallarmé, Stéphane (2020), Correspondance (1854-1898), édition présentée et annotée par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard.
Marchal, Bertrand (1988), La religion de Mallarmé, Paris, José Corti.
Maynard, Kelly J. (2007), The Enemy Within. Encountering Wagner in Early Third Republic France, thèse de doctorat, University of California à Los Angeles.
Servières, Georges (1887), Richard Wagner jugé en France, Paris, Librairie Henry du Parc.
Wyzewa, Teodor de (1885), « La musique descriptive », Revue wagnérienne, 8 avril, p. 74-77.
Wyzewa, Teodor de (1886a), « Notes sur la peinture wagnérienne et le salon de 1886 », Revue wagnérienne, 8 mai, p. 100-113.
Wyzewa, Teodor de (1886b), « Notes sur la littérature wagnérienne et les livres en 1885-1886 », Revue wagnérienne, 8 juin, p. 150-171.
Écoutes
Écoute 1 : Richard Wagner, Tannhäuser, version de Paris, « Ouverture », Wiener Philharmoniker, Georg Solti (dir.), enregistrement de 1971, https://open.spotify.com/track/5VafPKf6pHM1jwkz0KdUks?si=74b80658629f4009.