1926
Hercule et Omphale de Claude Champagne
et la formation des compositeurs québécois à Paris
Jean Boivin
Paris served as a launching pad for the careers of many artists, including Quebec composer Claude Champagne.
La création à Paris, en mars 1926, du poème symphonique Hercule et Omphale (1918) du Canadien-français Claude Champagne (1891-1965) constitue une bonne occasion de constater l’impact significatif que peut avoir, à l’extérieur de l’Hexagone, toute marque de reconnaissance accordée par le milieu musical parisien, où se font et se défont les réputations. Si cette première audition de l’œuvre n’a guère laissé de traces dans l’histoire de la musique en France, l’étape se révèle marquante pour le compositeur montréalais qui célèbrera quelques semaines plus tard son 35e anniversaire de naissance et qui deviendra bientôt l’un des compositeurs et pédagogues les plus renommés du Québec, voire du Canada entier. En ce sens, l’événement fait date dans l’historiographie canadienne.
La formation musicale au Québec
En 1921, donc cinq ans plus tôt, Champagne s’embarque pour la France, cette « Mère patrie » de la communauté francophone, afin d’y consolider ses connaissances techniques, de tisser un réseau de contacts et, en autant que les astres soient bien alignés, y gagner sa vie en tant que musicien. À cette époque, il n’est guère possible d’acquérir au Québec une formation musicale complète, et les défis sont encore plus grands pour la majorité francophone, nettement sous-scolarisée par rapport à l’élite anglo-saxonne. L’éducation des francophones est la responsabilité du clergé catholique et l’enseignement de la musique, lorsqu’il est proposé, essentiellement axé l’apprentissage d’un instrument. Lorsque le gouvernement du Québec crée en 1911 le Prix d’Europe destiné à faciliter la poursuite d’études à l’étranger, il cherche avant tout à soutenir financièrement des interprètes de talent. Ce n’est qu’en 1923 que les compositeurs de musique sérieuse seront invités à participer au concours, mais la formation offerte – se bornant généralement à l’application de règles d’écriture consensuelles, tirées par exemple des traités d’Ernest Guiraud (1837-1892) et de Théodore Dubois (1837-1924), respectivement publiés en 1919 et 1921 – est si lacunaire qu’aucune inscription n’est enregistrée entre 1923 et 1926, et que la catégorie est suspendue dès 1931 et le demeurera pendant trois décennies (Couture 2012, p. 102 et 104). Pour qui ne se destine pas à la modeste carrière d’organiste de paroisse et de maître de chapelle, les avenues de carrière se révèlent par ailleurs fort étroites. Le répertoire européen suffit largement à la demande des rares sociétés de concert. Et nul ne peut alors espérer vivre de la composition. Dans ce contexte, un perfectionnement à l’étranger, appuyé par de généreux mécènes et idéalement sanctionné par un diplôme, constitue un atout précieux pour quiconque souhaite accéder à un statut professionnel d’interprète ou de pédagogue. À la suite de longs débats, le premier conservatoire public de musique de la province de Québec, un établissement laïc, gratuit, financé par l’État, n’ouvrira ses portes à Montréal qu’en 1942 (et à Québec l’année suivante). C’est d’ailleurs Claude Champagne qui y introduira, à son heure, l’enseignement des techniques de composition.
Au tournant du siècle, au moment où Champagne entreprend des études musicales, la situation est cependant toute autre. Une fois acquis les rudiments théoriques et une technique de base en violon et en piano (notamment auprès du musicien largement autodidacte Romain-Octave Pelletier), Champagne fréquente deux établissements privés montréalais, le Collège de musique Dominion et le Conservatoire national de musique, regroupant des professeurs « à la leçon » ; il y obtient de premiers diplômes, respectivement en 1908 et 1909. Le jeune Champagne s’adresse ensuite au compositeur Rodolphe Mathieu (1890-1962), à peine plus âgé que lui, pour quelques leçons particulières d’écriture. Mathieu avait pour sa part acquis des compétences en ce domaine auprès d’Alexis Contant (1858-1918), lui-même un élève de Calixa Lavallée (1842-1891) à Montréal puis à Boston (Lefebvre 2004). À cette époque, l’histoire de la musique canadienne s’écrit ainsi ligne à ligne, en retraçant de semblables réseaux de filiation.
Le système d’éducation au Québec français demeurera la responsabilité des congrégations religieuses jusqu’au début des années 1960 ; curieusement, l’enseignement de la musique y favorisera longtemps la clientèle féminine, y compris lorsque Champagne deviendra à son tour un enseignant apprécié. Pour l’heure, au début des années 1920, les lacunes du système lui laissent peu d’options : se contenter de ce qu’il pourra apprendre d’une poignée de professeurs un peu plus avancés que lui, continuer à composer en autodidacte ou chercher à poursuivre sa formation à l’étranger. C’est ainsi que ce jeune homme doué, âgé de 30 ans, signataire de quelques œuvres, dont un poème symphonique intitulé Hercule et Omphale (1918), et fort des encouragements de musiciens influents – dont nul autre que Serguei Rachmaninov de passage à Montréal pour un récital et que lui présente le pianiste et compositeur Alfred Laliberté (1882-1952) –, s’embarque pour Paris en août 1921 avec la ferme intention de s’y installer à demeure ; à preuve, il se départit de tous ses instruments de musique avant de partir afin de financer son séjour (Desautels 1988). Champagne vivra dans la capitale française les sept années suivantes (Image 1), y épousera en 1922 Jeanne Marchal, une Liégeoise (rencontrée sur le bateau qui l’amenait en Europe) et y trouve un emploi au bureau parisien des Archives publiques du Canada. Le manque de ressources financières et la naissance prochaine d’un second enfant imposeront toutefois au couple un retour, en décembre 1928, à Montréal où tout reste à faire. Fort de l’expérience et des connaissances acquises en Europe, Champagne s’y distinguera par ses activités de compositeur, mais également de pédagogue et d’administrateur et cet agenda chargé ne sera pas sans conséquences sur son travail de création (Vallerand 1956, p. 8).
La diaspora canadienne-française à Paris
Le parcours européen de Champagne mérite qu’on s’y attarde un moment. Ayant d’abord prévu d’entreprendre des démarches à Bruxelles, le jeune Canadien est bientôt orienté vers Paris, où il suivra, à titre d’auditeur et sur les conseils de Paul Dukas et du directeur du Conservatoire américain de Fontainebleau, André Bloch, les cours de composition et d’orchestration de Paul Vidal puis de Raoul Laparra, tous deux des élèves de Jules Massenet et lauréats d’un Grand Prix de Rome (on doit à Laparra, considéré comme l’un des représentants de l’hispanisme français, l’opéra-comique Peau d’âne (1899) qui lui assure la notoriété). Une lettre que Champagne adresse à la revue Le Canada musical en décembre 1921 nous apprend qu’il vient de commencer l’étude du contrepoint avec André Gédalge, sans doute essentiellement en privé puisque son nom ne figure ni sur les listes d’élèves officiellement admis à la classe de ce dernier au Conservatoire de Paris, ni dans les cahiers où sont consignés les auditeurs à compter de 1923. Il faut préciser que le Conservatoire national de musique et de déclamation n’admet en principe que deux ou trois étudiants étrangers par classe, toutes nationalités confondues, et impose une limite d’âge de 30 ans, ce qui aurait exclu Champagne. Le Canadien français apparaît pourtant sur trois photos reproduites dans l’édition de 1924 de l’Album-Souvenir du conservatoire (Duchêne-Thégarid 2015, p. 103 ; Image 2).
À la suite du décès de Gédalge en février 1926, Champagne poursuit son apprentissage du contrepoint et de la fugue auprès de Charles Koechlin, autre pédagogue estimé, tandis que Léon Algazi l’initie à l’esthétique musicale. Parallèlement, Champagne reprend l’étude du violon auprès de Jules Cornus et chante dans la chorale de la Schola Cantorum. Il cherche ainsi à diversifier ses acquis tout en s’inscrivant activement dans la vie musicale parisienne ; il y croise plusieurs autres musiciens français de renom, dont Vincent d’Indy. Comme le résume Louise Bail Milot, « il est venu chercher à Paris une formation, un métier » et « s’[y] imprégner de la tradition française » (1993, p. 63).
Ces démarches montrent le sérieux du Canadien français et portent fruit. Champagne obtient en 1924, sur la recommandation de Gédalge, une aide du gouvernement de la province de Québec qui lui permet de poursuivre durant trois ans ses études à Paris. Ce programme de bourses avait été instauré en 1920 à partir d’un budget discrétionnaire du Secrétaire de la Province et sur recommandation. Le compositeur Rodolphe Mathieu en avait été le premier récipiendaire en 1923 (sa bourse ne fut toutefois renouvelée qu’une fois). Les deux musiciens au tempérament fort différent – l’un amène, posé et respectueux de la tradition française, l’autre plutôt irascible et davantage marqué par le post-romantisme wagnérien – se croisent d’ailleurs fréquemment à Paris en 1923 et 1924. Car la Ville Lumière demeure sans conteste la destination de choix pour les lauréats de cette convoitée bourse d’études, tout comme pour d’autres jeunes artistes ou intellectuels canadiens-français soucieux de plonger dans la culture européenne. Les liens étroits tissés entre le Québec et la France sont d’ailleurs renforcés par la fondation, en 1926, de la Maison des étudiants canadiens, fruit des efforts de Philippe Roy, commissaire général du Canada à Paris, en poste de 1911 à 1928. En plus d’offrir un hébergement confortable à prix modique dans la capitale française, cette institution, intégrée à la Cité internationale universitaire de Paris dans le 14e arrondissement, se veut un lieu de rencontre et d’échanges culturels. Des concerts et des conférences y sont présentés. Parmi les musiciens qui fréquentent le Cercle des étudiants canadiens à cette époque, on remarque, outre Rodolphe Mathieu et Claude Champagne, le pianiste, musicographe et compositeur Léo-Pol Morin (1892-1941), disciple de Raoul Pugno et de Ricardo Viñes, ami de Maurice Ravel, défenseur du répertoire pianistique moderne, créateur notamment de Filigrane, op. 5 (1918) de Champagne, et qui séjourne régulièrement dans la capitale française (Desautels 1993 ; Caron 2013, p. 73-107).
Se crée de fait à Paris à cette époque ce que l’on peut considérer comme une petite diaspora canadienne-française au sein de laquelle se transmettent des informations concernant les événements culturels à ne pas manquer, les cruciales démarches administratives à compléter, les opportunités professionnelles à surveiller, les pédagogues à contacter, les logements que l’on s’échange, etc. Auront ainsi pu se croiser des musiciens qui joueront un rôle dans le développement de la scène musicale québécoise : l’organiste et pédagogue Eugène Lapierre (boursier du gouvernement du Québec, 1926-1928), le compositeur Gabriel Cusson (Prix d’Europe de violoncelle en 1924, bourse qui lui permet d’étudier avec Nadia Boulanger à l’École normale jusqu’en 1930), les barytons Victor Brault et Roy Royal (le premier étudie et travaille à Paris de 1919 à 1924, le second inscrit à la Schola Cantorum en 1924-1925), le critique musical Henri Letondal (qui signe depuis Paris des chroniques musicales de 1926 à 1929), le compositeur Henri Mercure (premier lauréat, en 1927, du Prix d’Europe en composition) et le violoniste et compositeur Arthur LeBlanc (boursier du gouvernement du Québec en 1930, élève d’Eugène Enesco et de Jacques Thibault à l’École Normale), ou encore l’organiste et compositeur François Brassard (élève de Champagne, qui se perfectionne à son tour à Paris en 1933-1934). Séjournent également à Paris le pianiste et chef d’orchestre Jean-Marie Beaudet (1929-1932) et la violoniste Annette Lasalle (1921-1926). Soucieux de profiter au maximum de ce stimulant mais coûteux séjour dans la capitale française, plusieurs de ces musiciens momentanément exilés s’assurent d’y acquérir une formation aussi complète que possible. C’est ainsi qu’Auguste Descarries (1896-1958), durant les huit années où il vit dans la région parisienne avec son épouse Marcelle (née Létourneau), profite tour à tour ou simultanément de l’enseignement d’Alfred Cortot et de Jules Conus (piano), de Léon Conus, frère du précédent (violon), de Marcel Dupré (orgue), de Georges Catoire (composition), sans oublier l’illustre Nadia Boulanger (analyse musicale et composition). Prendra bientôt le relais, dans les années 1930, le jeune pianiste et compositeur prodige André Mathieu (1929-1968), placé sous la protection d’Yves Nat et de Jacques de la Presle et qui se produira à plusieurs reprises en concert à Paris entre décembre 1936 et juin 1939. Il en va de même de l’organiste Françoise Aubut, rare jeune femme à entreprendre semblable périple et dont les études avec Marcel Dupré, Nadia Boulanger et Olivier Messiaen seront bouleversées par la Seconde Guerre mondiale (Boivin 1996, p. 75-77).
D’Hercule et Omphale à la Suite canadienne
Revenons à ce concert parisien du 31 mars 1926 où, dans la Salle de l’Ancien Conservatoire et avec le concours d’artistes de la Société des Concerts du Conservatoire, le poème symphonique de Champagne est interprété pour la toute première fois sous la direction du violoniste, compositeur et chef d’orchestre catalan Juan Manén (1883-1971) (Image 3).
Le style de l’œuvre, composée huit ans plus tôt, se rapproche, de celui de Saint-Saëns et de César Franck. Deux thèmes principaux, correspondant aux deux protagonistes, donnent lieu un développement assez classique mais bien conduit. On remarque déjà l’élégance, le lyrisme naturel, le solide métier et l’équilibre qui caractériseront toute la production de ce compositeur (Archer 1958, p. 3). Quelques gammes par tons de même que l’orchestration colorée évoquent par moment Debussy (Écoute 1).
Les notices biographiques consacrées au compositeur laissent entendre que ce poème symphonique de huit minutes a été favorablement accueilli. La critique parisienne en aurait jugé les idées « intéressantes » et l’orchestration « claire et agréable » (Morin 1930, p. 100). Dans Le Figaro, on peut en effet lire qu’a été révélée au public une « œuvre assez adroitement réalisée et d’une ferme orchestration » (Golestan 1926, p. 4). Le critique de Comœdia, Jean Messager, juge pour sa part l’œuvre « bien instrumentée » et s’il lui reproche d’être « un peu décousue et maladroitement construite », il n’en conclut pas moins que la composition est « digne d’intérêt » et que « son auteur est un bon musicien » (1926, p. 2). Ce jour-là, la composition de Champagne côtoie des œuvres de Juan Manén données également en première audition – dont son Concerto espagnol pour violon défendu par le compositeur lui-même (Golestan 1926, p. 4) –, une sélection que le critique du journal Le Gaulois, S. G. Lagarde, juge de valeur inégale. Ce dernier se montre d’ailleurs nettement plus sévère pour le compositeur canadien que ses collègues parisiens ; il ne mentionne le nom de Champagne (sans préciser sa nationalité) que pour affirmer avoir nettement préféré les œuvres de Manén et d’Algazi (Lagarde 1926, p. 4). Quant au Monde musical, il passe totalement sous silence ce concert à la salle de l’ancien conservatoire. Si le succès remporté par Champagne se révèle plus modeste qu’on a pu le faire valoir au Canada, cette première audition publique n’en est pas moins marquante pour la suite de sa carrière. Le simple fait d’avoir inscrit l’œuvre orchestrale de ce « lointain cousin canadien » au programme et d’y avoir consacré du temps de répétition témoigne d’une certaine reconnaissance du talent de l’un des plus prometteurs compositeurs francophones issus du Nouveau-Monde. Or, nombreux sont les compositeurs étrangers ayant choisi dans l’entre-deux-guerres de tenter une percée dans la capitale française, sans garantie d’y bénéficier d’une création publique ni d’une recension dans la presse.
Au Québec, les journaux font alors régulièrement état du « succès des nôtres » à l’étranger et il n’est guère étonnant que la création parisienne du poème symphonique de Champagne, dans une institution aussi renommée que le Conservatoire, ait été soulignée. En mai 1926, l’organiste Eugène Lapierre achemine depuis Paris une lettre adressée au critique musical montréalais Frédéric Pelletier, dont celui-ci rend compte dans sa chronique du journal Le Devoir. Lapierre rappelle la « bonne impression » laissée deux ans plus tôt par le poème symphonique de Champagne, une œuvre de construction classique, « bien conçue et bien bâtie », qui « valait bien les autres œuvres choisies par le violoniste catalan » (Pelletier 1926, p. 6). Dans cette même missive, Lapierre, tout en insistant sur ses propres réalisations, rend compte à son confrère journaliste des activités parisiennes de Conrad Bernier, organiste comme lui et lauréat d’un Prix d’Europe de l’Académie de musique du Québec. Champagne, pour sa part, continue à faire parler de lui dans sa province natale. Dans le cadre d’un concours mis sur pied par la compagnie de chemin de fer Canadian Pacific visant à mettre en valeur le folklore de ce vaste pays du Nouveau-Monde, sa Suite canadienne pour chœur et orchestre (1927) est primée par un jury dont fait partie Ralph Vaughan Williams. Qui plus est, l’œuvre en quatre volets est créée le 20 octobre 1928 au Théâtre des Champs-Élysées lors d’un concert des populaires Concerts Pasdeloup, l’orchestre et le Chœur mixte de Paris étant placés sous la direction de Rhené Bâton (Pelletier 1928, p. 6). Autre important chroniqueur de l’époque, Léo-Pol Morin annonce fièrement cette première audition à ses compatriotes dans le journal La Patrie : « Je crois bien que c’est la première fois qu’un grand orchestre de Paris donne ainsi l’hospitalité à notre musique » (chronique du 7 décembre 1928, reprise dans Morin 1930, p. 99). Si l’information n’est pas tout à fait exacte – le Memorare (« Prière à la très sainte Vierge ») pour soliste, chœur et orchestre de Guillaume Couture (1851-1915) ayant été donnée à la salle Pleyel en 1875, l’année de sa composition –, il demeure que l’orchestre Pasdeloup l’emporte en notoriété sur l’ensemble de musiciens rattachés au Conservatoire ayant assuré, en dehors de sa série régulière, l’audition d’Hercule et Omphale. À l’automne de 1928, la critique parisienne fait à nouveau un bon accueil au compositeur de cette Suite canadienne dont elle apprécie la facture, « la trame orchestrale solide et de fine qualité » (Casadesus 1928, p. 2). Dans Le Ménestrel du 26 octobre, Jean Lebrot juge les quatre chansons populaires canadiennes choisies par Champagne « fort subtilement transcrites, développées, agrémentées d’une orchestration moderne de très piquante saveur » (1928, p. 447). Quelques mois plus tard, la France offre une nouvelle marque d’appréciation au compositeur canadien : sa Suite canadienne est publiée chez Durand (1929), le prestigieux éditeur de Fauré, Dukas, Debussy et tant d’autres compositeurs internationalement admirés. Du point de vue canadien, l’étape est encore une fois significative car l’édition musicale de musique sérieuse n’est au Québec qu’à l’état embryonnaire. En dépit de cet enchaînement de bonnes nouvelles, les mélomanes canadiens-français devront attendre quelques années avant d’entendre les deux œuvres ayant valu à Champagne « des succès infiniment flatteurs pour lui comme pour nous » (Morin 1930). Car quelques mois avant le retour de ce dernier en décembre 1928, l’Orchestre Symphonique de Montréal fondé par Jean-Josaphat Gagnier, durement éprouvé par la crise économique, a cessé ses activités et une annonce de relance étant demeurée sans suite, Montréal est dépourvue d’un ensemble orchestral digne de ce nom. C’est finalement 5 mars 1933 que le Montreal Orchestra, fondé en 1930 et rattaché à l’université McGill, assurera la création montréalaise d’Hercule et Omphale et de la Suite canadienne, le compositeur ayant été invité pour l’occasion à diriger l’orchestre. En avril 1935, ce sera au tour de la Société des Concerts symphoniques de Montréal de présenter, au cours de la toute première saison de ce qui deviendra l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM), Hercule et Omphale au public, dans l’interprétation de Wilfrid-Pelletier. Une décennie plus tard, en 1945, la Société Radio-Canada produira un enregistrement de la Suite canadienne, commercialisé par RCA-Victor en 1948.
La France comme référent culturel
Si le séjour de sept années de Champagne en France lui a valu quelques échos dans la presse parisienne, il n’y est, à tout bien considéré, que rarement question des développements de la vie musicale au Canada français. Au sein de la vaste francophonie, les transferts culturels peuvent souvent être jugés asymétriques. Dans un rare survol de la situation au Canada français paru dans Le Figaro en janvier 1937, Robert Brussel ne manquera toutefois pas de rappeler que « les Concerts Pasdeloup ont joué naguère une charmante Suite canadienne » de Claude Champagne, assurément une figure importante dans son pays. De son côté, Léo-Pol Morin, fort bien renseigné à ce sujet, s’était plu à remarquer que les couleurs de la Suite canadienne de Champagne sont bien françaises, tant par l’origine des chants sélectionnés par le compositeur que par le métier du musicien à qui l’on doit ces habiles arrangements. « C’est près de Gédalge qu’il a affermi son métier, qu’il a précisé son style dans le sens d’une finesse et d’une élégance peu communes chez nous [au Québec] » (Morin 1930, p. 100). Ce rayonnement de la culture française à l’étranger est particulièrement sensible dans le Québec des années 1920 et 1930. Le milieu québécois auquel appartiennent Champagne, Morin et Rodolphe Mathieu « affirm[e] son appartenance à une civilisation française en se référant à la France comme premier critère de pensée » (Bail Milot 1993, p. 561).
Toutes les actions subséquentes de Champagne semblent appuyer cette affirmation. S’inscrivant dans la migration vers Paris de musiciens de nationalités diverses, le musicien s’appuiera tout au long de sa fructueuse carrière sur la solide formation acquise au cours de ce séjour parisien. La musique qu’il compose est appréciée, telle cette populaire Danse villageoise de 1929 pour violon et piano. Il occupe avec autorité et compétence diverses fonctions administratives, notamment comme directeur de l’enseignement musical à la Commission des écoles catholiques de Montréal, où il implante un programme de solfège calqué sur le modèle français. Dans les années 1930, alors que les auditions en concert de ses œuvres se multiplient, il sera un professeur de composition en demande, que ce soit à l’École normale de musique de Montréal, à l’Université McGill (principalement auprès d’élèves anglophones), dans diverses écoles pour jeunes filles ou encore en privé. En 1942, on le nommera directeur adjoint du tout nouveau Conservatoire de musique de la Province, à Montréal, une institution conçue sur le modèle des conservatoires publics français. Les jeunes compositeurs que sont François Morel, Roger Matton, Pierre Mercure et Gilles Tremblay, tous nés dans l’entre-deux-guerres, tireront profit de l’enseignement non dogmatique et de la vaste expérience de celui qu’on considère comme le principal dépositaire du style français au Canada. Il aura en ce sens fait figure de modèle pour la génération suivante (Image 4).
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Écoutes
Écoute 1 : Champagne, Claude, Hercule et Omphale, Orchestre de la francophonie canadienne, sous la direction de Jean-Philippe Tremblay, dans Betrayal/Trahisons, Analekta, AN29952, 2009, https://open.spotify.com/intl-fr/track/6RFue7zRl9NkMqgi4qvhMt?si=b6e27a7252704937.