Nouvelle Histoire de la Musique en France (1870-1950)

1917

Parade, l’avènement du cubisme sur scène


Jacinthe Harbec


Premier ballet cubiste, Parade réunit autour d’un projet qui se veut étonnant Jean Cocteau, Pablo Picasso, Erik Satie et les Ballets russes.

The first cubist ballet, Parade brings together Jean Cocteau, Pablo Picasso, Erik Satie and the Ballets Russes in a project that is meant to be startling.


Le 18 mai 1917, le théâtre du Châtelet levait le rideau sur Parade, ballet réaliste en un tableau, créé par les Ballets russes de Diaghilev. Après le scandale du Sacre du printemps, en 1913, c’est au tour de Parade de faire date dans l’histoire du ballet. En effet, ce spectacle marque son époque car, comme l’écrit Jean Cocteau : « Parade groupe le premier orchestre d’Erik Satie, le premier décor de Pablo Picasso, les premières chorégraphies cubistes de Léonide Massine, et le premier essai pour un poète [Cocteau lui-même] de s’exprimer sans paroles. La collaboration a été si étroite que le rôle de chacun épouse celui de l’autre sans empiéter sur lui » (Cocteau [1917a] 2016, p. 82). Dans son texte « Parade et l’Esprit nouveau », qui accompagne le programme du spectacle, Guillaume Apollinaire définit l’orientation esthétique du ballet : « Jean Cocteau appelle un ballet réaliste. Les décors et les costumes cubistes de Picasso témoignent du réalisme de son art » (Apollinaire 1917, p. 66).

Sous l’influence du cubisme, le cirque et les saltimbanques, qui animaient jadis la peinture et les quartiers parisiens, servent de véhicule à la thématique « réaliste » de Parade assignée par Cocteau. En fait, cette idée de transformer la réalité en un univers forain remonte à 1911 (Caizergues 2003, p. 1583), soit au moment de sa toute première contribution aux Ballets russes avec Le Dieu bleu (créé en 1912). Insatisfait de son rôle secondaire de coauteur de ce ballet, Cocteau talonne Diaghilev pour qu’il lui accorde sa vraie chance comme auteur. Exaspéré, Diaghilev adresse à l’ambitieux néophyte un ultimatum clair : « Étonne-moi […] ; j’attendrai que tu m’étonnes » (cité dans Steegmuller 1973, p. 64). Placé devant un véritable défi, Cocteau se met sérieusement à la recherche d’une formule capable d’étonner le « prince russe », ainsi qu’on le surnommait dans le milieu artistique.

En janvier 1914, Cocteau retravaille un projet de danse mettant en scène le prophète-roi David, qu’il campe dans une atmosphère de cirque. Intitulé David, l’argument se déroule à l’entrée d’une baraque foraine où un acrobate muni d’un mégaphone chante les prouesses de David pour supplier le public de venir voir son spectacle donné à l’intérieur. Comme compositeur, Cocteau sollicite Stravinski qui, de son côté, ne démontre aucun intérêt pour ce projet dont la connotation lui paraît trop biblique (Harbec 2021, p. 51). 

Entre-temps éclate la Première Guerre mondiale, de sorte que ce n’est qu’en 1916 que Cocteau revient à son projet de ballet. Lors du Festival Erik Satie-Maurice Ravel, présenté le 18 avril 1916, le jeune poète entend « Satie jouer à quatre mains avec Ricardo Viñes ses Trois morceaux en forme de poire » (Cocteau [1918] 2016, p. 84-85). Dès cette première rencontre, une sorte de télépathie génère un fort désir entre Cocteau et Satie de collaborer ensemble. Leur rencontre arrive à un moment des plus propices puisque Diaghilev, après quelques années d’absence sur la scène parisienne, s’apprêtait à commander un ballet à Satie. Dès le début du mois de mai 1916, Cocteau envoie à Satie, dans sa banlieue d’Arcueil, une liasse de notes traçant les lignes directrices du spectacle et esquissant la description de trois personnages : le Prestidigitateur chinois, la Petite Fille américaine et l’Acrobate (Cocteau [1917b] 2016, p. 85). Selon les désirs de l’auteur, ces personnages provenant à la fois du monde forain et urbain évolueraient à tour de rôle devant l’entrée d’une baraque foraine, comme dans l’argument de David. Cette fois, il place ce vétuste chapiteau en plein centre d’un milieu urbain où s’élèvent des édifices à étages.

Quant à la réalisation des décors, Cocteau avait besoin d’un nom célèbre pour convaincre Diaghilev de produire son ballet. Il se tourne vers les cubistes et réussit, après plusieurs essais, à rencontrer Picasso à la fin d’avril 1916. À sa deuxième visite, pour séduire le peintre cubiste, Cocteau se présente au Bateau-Lavoir costumé en Arlequin en guise d’hommage à sa période bleue. Cette extravagance amuse vraisemblablement Picasso, de sorte que Cocteau est invité à poser pour lui le 1er mai. Cette date coïncide avec l’envoi des notes à Satie. Cocteau profite fort probablement de l’occasion pour exposer au peintre son projet de ballet et sa volonté de le voir y collaborer. Même si les cubistes se tenaient habituellement loin des somptueux spectacles russes, Picasso finit par accepter du fait que son ami Satie faisait partie des collaborateurs. Le 24 août 1916 survient une bonne nouvelle : « Picasso fait Parade avec nous », s’empressent d’écrire Cocteau et Satie à leur grande amie Valentine Gross (Steegmuller 1973, p. 125).

C’est ainsi que ces trois grands artistes forment équipe pour créer une œuvre unique en son genre. Bien que Cocteau se félicite d’avoir entraîné Picasso sur les planches et que cette collaboration représente une alliance prometteuse, il trouve extrêmement difficile de travailler avec un artiste à la personnalité aussi forte et déterminée. Car Picasso devient très vite le maître d’œuvre du projet et se permet de rejeter certains éléments conçus par Cocteau, comme cette idée du porte-voix empruntée à David : « une voix anonyme, sortant d’un trou amplificateur, chantait une phrase type, résumant les perspectives [de chaque] personnage » (Cocteau [1917b] 2016, p. 85). En fait, Picasso remet en question la pertinence des passages au mégaphone insérés entre les numéros de la parade. Appuyé par Satie, il convainc Cocteau de supprimer tout texte chanté et parlé en lui suggérant de personnifier la voix amplifiée par trois managers géants qui rivaliseraient entre eux : le Manager français, le Manager américain et le Manager à cheval. Cocteau cède finalement devant l’insistance du peintre espagnol : « Lorsque Picasso nous montra ses esquisses, nous comprîmes l’intérêt d’opposer à trois chromos [personnages humains] des personnages inhumains, surhumains, qui deviendraient en somme la fausse réalité scénique jusqu’à réduire les danseurs réels à des mesures de fantoches » (ibid., p. 85-86).

Une fois les personnages bien définis, le projet va bon train, de sorte que Satie annonce avoir terminé la version à quatre mains de sa composition le 26 décembre 1916 (Satie [2000] 2003, p. 268) et la version pour orchestre le 1er janvier 1917 (ibid., p. 271) – dans les faits, la partition pour piano est entièrement complétée le 9 janvier 1917 et celle pour orchestre le 8 mai 1917 (Orledge 1990, p. 312). Pour sa part, Picasso installe son atelier à Rome sur la charmante via Margutta – rue appréciée pour sa superbe vue sur la Villa Médicis – où il élabore les différentes esquisses du décor et des costumes. Le 17 février, l’équipe, à l’exception de Satie, part rejoindre Diaghilev et son nouveau chorégraphe Léonide Massine à Rome, où la compagnie de danse s’est installée pour éviter l’éventuelle occupation allemande de Paris. C’est à la cave Taglioni que la version finale de Parade prend forme. Mis à part des petits accrocs entre Diaghilev et Cocteau, l’échange entre le poète, le peintre et le chorégraphe se réalise dans une atmosphère des plus stimulantes. Massine transpose les désirs des auteurs en pas de danse parfaitement appropriés. L’exécution finale des décors et des costumes est d’abord prévue à Rome mais, pour des raisons pratiques, on fixe les éléments scéniques à Paris sous la surveillance de Picasso, qui arrive dans la capitale française le 4 mai 1917. À Paris, il brosse, avec l’aide du futuriste Carlo Socrate, le gigantesque rideau spécial, appelé le Rideau rouge.

Le Rideau rouge affiche un retour au style figuratif de plus en plus présent dans les récentes œuvres de Picasso. Brossée sur un authentique rideau de velours rouge, ce gigantesque tableau dépeint une scène de théâtre, encadrée à son tour par des rideaux pourpres : ce sont des rideaux peints sur un rideau (voir cette photo). Ce jeu de mise en abîme ainsi provoqué se reconnaît dans plusieurs éléments du spectacle. Aussi, entre ces tentures décoratives, l’espace est occupé par d’éclectiques personnages de boulevard. Arlequin, Pierrot et Colombine proviennent de la commedia dell’arte, très populaire dans les théâtres de rue français. Se joignent à eux des étrangers tels que le marin napolitain, qui s’accroche à la jeune blonde au chapeau pointu, et le picador guitariste. Cette scène foraine illustrée dans le Rideau rouge pourrait être celle qui se trouve à l’intérieur de la baraque foraine faisant partie du décor.

Un énorme contraste stylistique apparaît au lever du Rideau rouge, créé par le passage de ce tableau onirique au décor urbain réaliste (voir cette photo). Les formes angulaires et la couleur monochrome du décor évoquent cette fois un cubisme antérieur propre au début des années 1910. D’ailleurs, alors qu’un rideau de fond servait de décor au ballet, Parade se distingue par l’usage d’un dispositif en trois dimensions. Le décor représente un boulevard parisien agrémenté de quelques arbres. Encore une fois, l’évasion y occupe la place d’honneur puisqu’en plein centre de ce boulevard bordé d’édifices à étages trône une baraque foraine, lieu tout indiqué pour se soustraire des contraintes quotidiennes. L’entrée est voilée par un rideau. Que cache-t-il ? La scène du Rideau rouge ? Un spectacle de danse gitane, comme le suggère l’affiche apposée sur le côté gauche de ce théâtre forain ? De chaque côté de l’entrée de la baraque s’allongent deux balustrades basses. L’une est l’inverse géométrique de l’autre, alors qu’elle devrait plutôt en être le complément. Cette aberration ne s’applique pas seulement aux balustrades ; elle donne le ton à toute la composition qui, dans son ensemble, est organisée de manière symétrique – ou pyramidale, structure très prisée par Picasso pendant cette dernière décennie (1907-1917) de sa période cubiste (Cabane 2001, p. 54).

Le décor cubiste se prolonge dans les personnages des deux Managers placés de chaque côté de la scène. Tout comme le décor, le Manager français et le Manager américain appartiennent au monde urbain. Pour les rendre « inhumains » ou « surhumains », comme le désire Cocteau ([1917b] 2016, p. 86), Picasso conçoit, en guise de costumes, des superstructures en papier mâché dans le style de ses constructions cubistes. Le costume du troisième manager découle d’une tout autre influence et contraste complètement avec les deux précédents. Inspiré de l’univers du cirque, le Manager à cheval se compose d’une monture rembourrée de tissu habitée par deux danseurs. Le style de sa tête amusante est du ressort de l’école cubiste. D’apparence sympathique, le Manager à cheval rivalise facilement avec les deux autres. Le contraste entre ses origines foraines et leurs référents urbains s’inscrit dans cette pratique de la juxtaposition cubiste (Axsom 1979), dans laquelle s’opposent les styles traditionnel (ou figuratif) et moderne. La juxtaposition cubiste se manifeste également dans les dimensions attribuées aux deux catégories de personnages : les managers géants tranchent avec les forains de taille réelle par l’immense structure cubiste haute de trois mètres qu’ils portent. Habillés d’un costume souple, les forains s’opposent aussi aux Managers par la fluidité de leur mouvement. Cette spécificité réaliste leur confère le même rôle que les papiers collés dans les tableaux cubistes. Aussi, Cocteau pense que, « contrairement à ce que le public imagine, ces personnages relèvent plus de l’école cubiste que [les] managers » ([1917b] 2016, p. 87).

À tour de rôle, le Prestidigitateur chinois, la Petite Fille américaine et le couple d’Acrobates sortiront de la baraque pour présenter un aperçu de leur numéro. Chaque intervention de ces forains est annoncée par l’un des Managers qui lui est associé. Ainsi, le Manager français précède le Prestidigitateur chinois en guise de réclame publicitaire, le Manager américain, la Petite Fille américaine et le Manager à cheval, le couple d’Acrobates. Ces « hommes-décors » (ibid., p. 87) « féroces, incultes, vulgaires, tapageurs » (ibid., p. 86) demeurent immobiles sur la scène pendant que leur artiste attitré présente leur boniment pour attirer le public au spectacle qui devrait se dérouler à l’intérieur de la baraque (cet extrait vidéo de la reconstitution moderne pour le Manager [0:09-0:22] et le Chinois [0:22-0:52]).

La musique de Satie participe également au jeu de contraste cubiste. Bien que le ballet suggère une parade de cirque, le spectateur est surpris d’entendre, avant le lever du rideau, la musique lourde et dissonante que propose Satie dans un traditionnel « Choral » assigné aux cuivres (Écoute 1, 0:00-1:04). À l’apparition du Rideau rouge, le compositeur se tourne vers une exposition de fugue à quatre voix (1:05-1:49). Le « bon Maître d’Arcueil » inscrit « Hommage à Pablo Picasso » sur le manuscrit de la partition du « Prélude du Rideau rouge ». Au lever de ce rideau, alors que le passage de l’onirique Rideau rouge au décor urbain réaliste crée une rupture dans une dimension spatiale, Satie provoque un effet de contraste sur le plan compositionnel en enchaînant sans transition le style traditionnel de la fugue du « Prélude du Rideau rouge » avec le thème du « Premier Manager » doté d’un langage moderne non tonal (à 1:49 ; Harbec 2021, p. 87-91). Ce faisant, Satie produit une juxtaposition cubiste musicale.

Écoute 1

Au son d’une roue de loterie, l’orchestre dirigé par Ernest Ansermet entame le thème du « Prestidigitateur chinois » (Écoute 2). L’agilité avec laquelle ce forain prend le plancher contraste avec la danse en bloc exécutée par le Manager français. S’apercevant de l’indifférence des passants malgré ses astucieux tours de magie, il laisse la place au Manager américain qui transporte dans son dos des gratte-ciels évoquant la ville de New York. Un autre contraste s’établit à ce moment puisque ce Manager se manifeste sans musique. En opposition avec le reste de la partition, la musique consiste en des bruits ambiants réalisés par le tintement rythmé de ses pas sur le plancher. De son mégaphone, il donne l’illusion de vendre la qualité du numéro de la « Petite Fille américaine ». Cette jeune danseuse n’est plus la ballerine en pointes, mais l’audacieuse américaine qui envahit la scène sur un rythme syncopé entrecoupé de bruits de machines à écrire, de coups de pistolet et de sirènes (Écoute 3). Cette foraine qui s’apparente à l’artiste étoile Pearl White ne semble pas attirer beaucoup de personnes. Arrive alors le Manager à cheval, un bucéphale sorti directement du monde fantaisiste circassien. Les deux danseurs se trouvant sous sa monture s’exécutent également sans musique (voir l’extrait vidéo de la reconstitution moderne [1:30-2:05]). Le dernier numéro de la parade est présenté par un couple d’Acrobates qui, pendant leur « pas de deux », essaie de montrer leur agilité dans leurs arabesques et pirouettes sur un air de valse rapide (Écoute 4). S’apercevant de l’insuccès des trois numéros, les trois Managers reviennent à la charge une dernière fois, accompagnés par la musique du premier Manager entendue au début de la composition. Les trois forains se joignent aux Managers pour inciter une dernière fois la foule à entrer. Mais il est trop tard : seule la médiocrité transparaît et la foule se disperse. La réexposition de la fugue donne le signal de descendre le Rideau rouge pour dissimuler cette dernière scène désolante.

Écoute 2
Écoute 3
Écoute 4

À la tombée du rideau, le public de 1917 reste sur sa faim. Il ne saisit pas vraiment que le spectacle prévu à l’intérieur de la baraque ne sera jamais présenté et il s’attend toujours à ce qu’il commence, surtout après cette parade qui ne dure environ que seize minutes. Tout ce qu’il a vu fut un retour continuel à la « parade ». Le titre annonce une parade ; le Rideau rouge propose une parade ; le ballet comme tel est la parade du spectacle intérieur invisible et inaudible. En fait, il ne s’agit du début à la fin que de faire une « parade ».

Ce retour continuel au même point engendre un mouvement perpétuel, reflet du travail routinier et répétitif du monde forain qui s’inscrit dans la thématique « réaliste » du ballet. Aussi Satie rehausse-t-il la régularité de pendule du geste familier en uniformisant tous les morceaux de Parade en un seul mouvement métronomique de 76 pulsations à la minute. En lien avec le mouvement perpétuel, il structure sa composition en reprenant à la fin de l’œuvre des thèmes entendus au début, à savoir les thèmes du « Premier Manager » et du « Prélude du Rideau rouge ». Le compositeur recourt également à la réexposition thématique dans chacun des numéros de la parade, soit le « Prestidigitateur chinois », la « Petite Fille américaine », les « Acrobates ». À cette caractéristique s’ajoute l’usage prédominant de la note pédale et de l’ostinato ; ces éléments continuellement répétés confirment cette impression de mouvement perpétuel. De plus, le changement de notes pédales et d’ostinatos survient de façon abrupte, sans transition, et produit dans la musique un effet de construction fragmentaire. Le tissu musical consiste alors en une série de fragments autonomes, à l’instar de la facture morcelée en plans géométriques du décor ou des costumes des Managers. 

À l’intérieur de cette construction fragmentaire, la musique comprend des sons concrets ou des bruits. Selon Cocteau, « la partition de Parade devait servir de fond musical à des bruits suggestifs, tels que sirènes, machines à écrire, aéroplanes, dynamos, mis là comme ce que Georges Braque appelle si justement des faits » ([1918] 2016, p. 112-113). Pour Cocteau, ces bruits devaient agir dans la composition musicale comme les fragments d’objets intégrés dans le collage cubiste. En ce sens, ces effets sonores s’agencent parfaitement au style cubiste. Ils se métamorphosent en « trompe-l’oreille », références aux trompe-l’œil cubistes, tout en adhérant à la thématique réaliste du spectacle. Malgré son opposition, Satie dresse un inventaire d’effets sonores dont une seule partie est finalement retenue sur une page du manuscrit de Parade : le bouteillophone, les flaques sonores, les sirènes aiguë, médiane et grave, la roue de loterie, la machine à écrire, le revolver et le tuyau d’orgue de seize pieds. Contraint par l’auteur, Satie élabore ainsi une composition capable d’intégrer ces bruits et il réussit avec un brio tel que l’idée lui est toujours attribuée. Mais, pour le compositeur, le collage musical s’effectue d’une autre manière. Pour introduire des trompe-l’oreille, le musicien insère des bribes de mélodies connues, qu’il puise dans les répertoires du music-hall pour le « Prestidigitateur chinois », du cirque pour les « Acrobates » et des bands américains pour la « Petite Fille américaine ». En fait, les éléments compositionnels élaborés par Satie dans Parade s’intègrent parfaitement au style cubiste déployé dans les décors et costumes de Picasso. Ajoutons qu’à l’instar de la scénographie picassienne, la composition revêt une structure ingénieuse menant à la symétrie (Harbec 2021, p. 108-112). À ce propos, Cocteau mentionnera : « Parade est, d’un bout à l’autre, un chef-d’œuvre d’architecture » ([1918] 2016, p. 113).

S’il est vrai que, pris dans son ensemble, le spectacle Parade fit l’unanimité sur sa valeur cubiste, force est de constater que cette première manifestation du cubisme sur scène provoqua un immense scandale rappelant celui du Sacre du printemps, quatre ans plus tôt. Faisant peu de cas des vives acclamations des artistes proches de Satie et de Picasso, la presse fustige le spectacle pour son manque d’intrigue manifeste, qu’elle qualifie d’« assemblage chaotique de non-sens » (Caillavet 1917, n.p.) et de « plate niaiserie » (d’Udine 1917, p. 239). L’ampleur que prend la réception de Parade atteint son apogée avec les commentaires du critique musical Jean Poueigh, qui taxe le compositeur d’incompétence : « ce ne sont pas les crécelles, non plus que les machines à écrire qui parviendront jamais à introduire ici l’esprit, l’invention, le métier qui font si cruellement défaut à la musique de M. Erik Satie » (Poueigh 1917, p. 12). Irrité par ces propos, Satie répond à Poueigh par des mots d’injures des plus grossiers. Cet affront lui vaudra une poursuite au tribunal et une condamnation à huit jours de prison pour injures publiques et diffamation, et ce, malgré les protestations exprimées pendant l’audience, à laquelle assistent majoritairement des défenseurs poètes, peintres et musiciens. 

Pour Paul Sauday, cette division d’opinions « prouve que les auteurs ont atteint leur but et doit leur être comptée comme un succès » (Souday 1917, n.p.). Il a vu juste, car comme l’affirme Georges Auric en 1919 : « Parade [est] la première manifestation musicale de cet “esprit nouveau”, qui maintenant s’épanouit en liberté dans la jeune peinture et la jeune poésie française » (Auric 1919, n.p.). 

Symbole de modernité, Parade marque son époque par son esthétique cubiste. La cohérence interartistique déployée dans Parade ouvre ainsi la voie à de nouvelles alliances d’artistes qui mettront en scène des courants picturaux des plus avant-gardistes. Par exemple, dans Les Mariés de la tour Eiffel (1921), Cocteau appliquera un surréalisme dérisoire accentué par la musique du groupe des Six (à l’exception de Louis Durey) (Harbec 2021, p. 129-197). Issue d’une collaboration étroite entre Blaise Cendrars, Fernand Léger et Darius Milhaud, La Création du monde (1923) transformera la scène en un tableau mobile de style cubo-primitiviste poussant à son paroxysme le concept de « l’homme-décor » (ibid., p. 297-336). Quant à Relâche (1924), ballet instantanéiste de Francis Picabia et d’Erik Satie, le dadaïsme s’y expose dans toute sa démesure (ibid., p. 381-444).

En somme, Parade représente le prototype de spectacle interartistique qui a permis d’amener les arts de leur temps au théâtre en mariant le cubisme à la danse et à la musique. 

Jacinthe Harbec, « 1917. Parade, l’avènement du cubisme sur scène », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », https://emf.oicrm.org/nhmf-1917, mis en ligne le 26 avril 2023.

Bibliographie


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Auric, Georges (1919), « Les Fortunes diverses de Parade », Le Gaulois du dimanche, 19 mai, [n.p.].

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Cabanne, Pierre (2001), Le cubisme, Paris, Terrail.

Caizergues, Pierre (2003), « Notes. En marge de Parade », dans Jean Cocteau, Théâtre complet, éd. Michel Décaudin et al., Paris, Gallimard, p. 1583-1585.

Caillavet, Simone de (1917), « Ballets russes », 25 mai, [n.p.] ; BnF, Département des Arts du spectacle, Dossier de presse, Fonds Rondel 4-RO-12535.

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Cocteau, Jean ([1918]2016), Le Coq et l’Arlequin. Notes autour de la musique, Paris, Éditions de la Sirène ; édition critique dans Écrits sur la musique, éd. David Gullentops et Malou Haine, Paris, Vrin, p. 97-133.

D’Udine, Jean (1917), « Couleurs, mouvements et sons. Les Ballets russes, en 1917 », Le Courrier musical, no 19, juin, p. 237-241.

Harbec, Jacinthe (2021), Ballets russes et Ballets suédois. La musique à la croisée des arts, 1917-1924, Paris, Vrin.

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Poueigh, Jean (1917), « ParadeSoleil de NuitLas Meninas », Le Carnet de la semaine, 3 juin, p. 12.

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Souday, Paul (1917), « Un ballet cubiste », Le Siècle, 23 mai, [n.p.], BnF, Département des Arts du spectacle, Dossier de presse, Fonds Rondel 4-RO-12535.

Steegmuller, Francis (1973), Cocteau, trad. de l’anglais par Marcelle Jossua, Paris, Buchet-Chastel.

Médiagraphie


Tous les extraits sonore sont tirés de : Érik Satie, Parade, Orchestre de la Société des concerts du Conservatoire, Louis Auriacombe (dir.), Angel Records, 1968 ; remasterisé dans Satie. Ballets, Piano Works and Rarities, EMI Classics, 2011.

Écoute 1 : « [Choral ;] Prélude du Rideau rouge », https://open.spotify.com/track/4qhXHmi2tOsAh5qHiSVkWN?si=bf4bf40492684833&nd=1

Écoute 2 : « Prestidigitateur chinois », https://open.spotify.com/track/2gqso3omO8iTblyiOc2xwg?si=d6bdfab2528d4b2c 

Écoute 3 : « Petite Fille américaine », https://open.spotify.com/track/3tV0tcsmpRpeKAn9L4mfbS?si=24fe1094716145ee 

Écoute 4 : « Acrobates », https://open.spotify.com/track/1WFLtxBlItsscu9Dk9ABac?si=318c8ec7534a45ed

Extrait vidéo : « Picasso and Dance. Parade, 1917 », extrait de la reconstitution moderne du ballet par la compagnie Europa Danse, 2008, mis en ligne par Alex Ivanov le 8 octobre 2012, https://youtu.be/_Chq1Ty0nyE, consulté le 25 avril 2023.

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