1899
Satie et la chanson de cabaret à Montmartre
Jordan Meunier
Satie’s acquaintance with the chansonnier Vincent Hyspa had a profound influence on the composer, resulting in a satirical production in which the ‘low’ and the ‘high’ converge.
L’an 1899 est fécond en arrangements pour Erik Satie (1866-1925), qui n’en réalise pas moins de neuf aux côtés du chansonnier de cabaret Vincent Hyspa (1865-1938), avec qui le jeune Claude Debussy avait lui-même collaboré pour la création en 1890 de La belle au bois dormant.
Tout juste après sa démission du Conservatoire national en 1886, Satie fait la rencontre de Vincent Hyspa au Chat Noir (dès 1887). C’est dans l’enceinte de ce lieu de plaisir que les deux jeunes artistes participent à l’ébullition de la chanson populaire française qui accompagne la seconde vague d’industrialisation et la démocratisation des loisirs à Paris (Oberthür 2007). Hyspa établit rapidement sa réputation dans le milieu de la chanson satirique, célèbre dès le tournant du XXe siècle dans le milieu des cabarets artistiques (il est entre autres le fondateur du cabaret du Chien Noir et figure régulièrement sur la scène du Trianon parmi des vedettes de café-concert). Hyspa, révéré par les publics pour son humour sardonique et sa grande maîtrise de la réécriture parodique des paroles de chansons à succès (Moore Whiting 1995, p. 217), exercera une influence considérable sur le développement de la pensée esthétique de Satie.
Satie accompagne en 1899 Hyspa comme arrangeur, accompagnateur et compositeur pour ses tournées dans divers cabarets parisiens, dont le Tréteau de Tabarin et le Cabaret des Quat’z-Arts à Montmartre. Le chansonnier, lui-même fervent admirateur de l’humour grotesque du chansonnier Maurice Mac-Nab, des scies populaires d’Aristide Bruant et des romances sentimentales de Paul Delmet (Moore Whiting 1996 ; [Anonyme] 1925, p. 1), est l’auteur de paroles scabreuses, volontiers abjectes, qui puisent dans le grotesque, voire le fétide et que mettra en musique Satie à l’âge de 33 ans. Le cynisme politique fin-de-siècle et le relativisme esthétique d’Hyspa, en proximité étroite avec le quotidien des « bas-fonds », tout comme son appétence pour l’humour noir, alimenteront la ligne de charge poétique de Satie contre les poncifs autonomistes de l’art de salon et les « privilégiés et enviés » du Prix de Rome (Satie 1922).
La recension des chansons de cabaret conçues en cocréation par les deux artistes entre 1898 et 1908, et traitées dans la littérature secondaire, révèle au total une quinzaine de pièces sur des musiques originales composées par Satie, ainsi qu’un nombre similaire d’arrangements effectués par le compositeur à partir d’airs connus des publics de l’époque (chansons de café-concert, airs d’opérette, etc.). Ces créations s’inscrivent entre autres dans des rapports d’intertextualité avec le répertoire des chansonniers à succès fin-de-siècle, parmi lesquels Aristide Bruant, Louis Varney, Émile Debraux ; ou encore avec celui des compositeurs d’opérette du second XIXe siècle, dont Laurent De Rillé, Queyriaux et Chicot, ou encore Georges Bizet. Ce répertoire comique ne néglige pas pour autant les parodies de compositeurs plus officiels, comme Jules Massenet.
L’an 1899 donne par ailleurs lieu à la composition de deux chansons originales par Satie et Hyspa : Le veuf (1899-1900; Écoute 1) et Un dîner à l’Élysée (1899). On compte en plus près d’une dizaine de textes mis en en musique par Satie au cours de cette même année. Ces arrangements ont fait l’objet de commentaires, à divers degrés, dans la littérature secondaire (par exemple, Le prisonnier saugrenu et Les complots [ca. 1899], analysés entre autres par Moore Whiting 1995, 1996, 1999 et Perloff 1991). Cependant, ce corpus ne demeure dans la plupart des cas que tout au plus effleuré dans les travaux universitaires. Cet article propose un résumé musico-littéraire de quatre morceaux créés par le tandem pour la scène du Tréteau de Tabarin. En m’appuyant sur une analyse musicale et littéraire succincte, je situerai ces morceaux dans le contexte plus général de la chanson de cabaret fin-de-siècle en France.
Satie et la bohème fin-de-siècle dans l’antimonde populaire des cabarets à Montmartre
Les cabarets artistiques de Montmartre dans lesquels puise l’imaginaire de Satie sont ancrés dans une longue tradition de satire politique qui, depuis la modernité historique, remonte au moins aux goguettiers de la « société chantante et bachique du Caveau » au XVIIe siècle (par exemple, les chansons scabreuses de Charles Collé, dont l’écho se prolonge chez Pierre Jean de Béranger [1780-1857] et se poursuit jusqu’à Satie et bientôt, à certains membres du Groupe des Six, particulièrement Francis Poulenc). Leurs parodies obscènes, sexualisées et avant-gardistes, accaparent la critique. La bohème fin-de-siècle, cette jeunesse vingtenaire dont les rêves d’enfance ont été anéantis par les revers de la Commune de Paris (1870), s’oppose fermement au mensonge du sublime et à l’idéal autonomiste de l’œuvre d’art. Dans un même esprit, la musique de Satie articule sa rhétorique à un rire matérialiste gargantuesque, qui rappelle l’humour défroqué de François Rabelais (Meunier 2021).
Le tournant du siècle est celui de la Belle Époque : la métropole française connaît l’émergence d’une industrie culturelle de masse encore jeune, ainsi que l’expansion des loisirs, désormais accessibles à la classe moyenne (Yon 2010, p. 247-290) – ce qui n’atténue en rien les problèmes sociaux d’une époque particulièrement dure et rompue par les écarts de classe, contrairement à ce que pourrait laisser croire l’apparente légèreté de ce chrononyme (Kalifa 2017). Montmartre abrite divers cafés-concerts, music-halls et cabarets populaires : la diversité des plaisirs accessibles sur ses boulevards, où la fête et son souffle carnavalesque côtoient la « luxure » et le « vice », contribue de manière importante au dynamisme culturel qui anime la ville.
Satie fête ses nuits de jeunesse au Chat Noir, au Rat Mort, au Tréteau de Tabarin et à la Lune Rousse (Moore Whiting 1999, p. 34-51). Son imaginaire rencontre dans ce théâtre la verte fée absinthe (Satie 1981, p. 157) et le grotesque quotidien des chansonniers « populaires ». La musique de Satie circule dans les « bas-fonds » parisiens grâce à Hyspa qui la diffuse entre autres au Tréteau de Tabarin, à la Boîte à Fursy et au Cabaret des Quat’z-Arts.
Satie et l’esthétique de la chanson montmartroise : ironie et mondes à l’envers
Les satires de Satie et Hyspa s’enracinent dans l’esthétique de la chanson montmartroise, elle-même caractérisée par une grande proximité avec les événements de la vie quotidienne, et constituent un lieu d’observation privilégié des travers de la société parisienne de l’époque (Oberthür 2007, p. 161). Le recueil Chansons d’humour, qui date de 1903, est en effet largement composé de chansons d’actualité, un genre qu’affectionne particulièrement Hyspa. Les textes parodiques composés par le chansonnier et mis en musique par Satie au cours de l’année 1899 ne font pas exception à cette inclinaison stylistique.
L’humour de Satie recourt fréquemment au topos du monde à l’envers (mundus inversus) et tend à brandir des caricatures de l’actualité politique dans lesquelles s’inversent les goûts de la culture « officielle », pavant ainsi la voie à la relativisation des « vérités » esthétiques admises. L’ironie représente un levier important de ces procédés et demeure jusqu’à la toute fin centrale dans la poétique compositionnelle du musicien.
Ces arrangements portent surtout les traces des premiers développements d’une recherche orientée vers le procédé caractéristique de la citation à des fins humoristiques, annonçant ainsi l’usage structurel qu’en fera Satie dans la portion dite « savante » de son œuvre personnelle. En effet, ces arrangements font figure de laboratoire pour le futur élève de Vincent d’Indy qui y expérimente avec une foule d’astuces bientôt à l’œuvre dans ses créations originales pour Hyspa – Un dîner à l’Élysée (1899), Le veuf (1899), Chez le docteur (1905), etc.
Une séance à la Haute Cour du roi Pétaud
Dans Une séance à la Haute Cour du roi Pétaud (ca. 1899), le premier arrangement du corpus, Hyspa et Satie adressent de vives objurgations au nouveau président de la Troisième République Émile Loubet, élu en février 1899 (Winock 2017, p. 657). L’homme d’État figure parmi les divers magistrats raillés par le chansonnier, dans son habile parodie des événements entourant le procès pour complot contre la République intenté aux auteurs de la tentative de coup d’État du 23 février 1899.
Au centre de cette catastrophe juridique figurent le fondateur de la Ligue des Patriotes Paul Déroulède, conservateur nationaliste antisémite notoire, ainsi que ses complices (André Buffet et Jules Guérin, entre autres), accusés d’avoir exhorté le général Roget à marcher sur l’Élysée pendant les obsèques nationales de l’ex-président Félix Faure. Les inculpés sont cloués à la sellette tout le dernier quart de l’année 1899 (Winock 2017, p. 28).
Les détracteurs et détractrices de Loubet l’avaient par le passé taxé de malhonnêteté politique et de corruption ([Anonyme] 1899c) en lien avec les bruits autour de son implication dans le scandale entourant la construction du canal de Panama en 1892 ([Anonyme] 1998 ; [Anonyme] 2010). C’est à ces rumeurs de collusion, qui resurgissent dans l’espace public peu après l’élection de Loubet aux présidentielles de 1899, qu’Hyspa fait allusion dès le début de la pièce :
D’abord, en entrant, on me fit au vestiaire
— Ordre du Sénat — déposer mon ulstère
— Ah ! Ces enfants ! —
Mes snow boots, ma canne en bois de Panama,
Je m’dis : « Peut-êt’ bien que m’sieur Loubet est là ! »
— Ah ! Ces enfants ! — (Hyspa 1903, p. 237)
Au fil des strophes, les sénateurs sont représentés par le chansonnier sous les traits caricaturaux d’enfants espiègles et turbulents, comme le laisse entendre la formule exclamative « Ah ! Ces enfants », répétée à la manière d’une scie musicale, une formule alors en vogue au café-concert consistant en la répétition à tout propos d’un refrain souvent ad absurdum jusqu’à l’exaspération des publics (Thomasseau 1994, p. 82-84). Cette formule constitue d’ailleurs le seul emprunt direct au texte de la chanson originale Ah ! Mes enfants de Georges Tiercy, parodiée par Satie et Hyspa dans Une séance à la Haute Cour et dont les artistes préservent pour l’essentiel la mélodie d’origine (Hyspa 1903, p. 237).
On peut voir dans ces jeux infantiles l’actualisation du topos du monde à l’envers, endémique dans les poétiques compositionnelles d’avant-garde fin-de-siècle : les représentants de justice juvénilisés incarnent l’indiscipline et renversent les rites officiels de l’État français et sa ratio juridique disciplinaire et paternaliste. Mais surtout, il est possible de retracer dans le contenu laissé par leur collaboration artistique plusieurs allusions scatologiques politiquement connotées. La pièce culmine en effet dans l’habile trait d’esprit grivois glissé par Hyspa dans les avant-dernières strophes de la chanson :
Soudain retentit un bruit sous la coupole
Bruit qu’aurait signé des deux mains l’père Éole
— Ah ! Ces enfants ! —
« Ta bouche ! Crie-t-on, mettez-y un bouchon! »
Et chacun se tourn’ vers Vuillod, l’Homm’-Canon
— Ah ! Ces enfants ! — (Hyspa 1903, p. 240)
Hyspa y dissimule une blague fécale par trop estudiantine, construite autour des noms de deux sénateurs présents aux audiences (E. V. 1900, p. 1) : Paul Peytrale et Jean-Baptiste Vuillod, deux officiels fréquemment ridiculisés par la presse française (surtout Vuillod, pour son passé d’homme-canon aux Folies-Bergère que n’épargne pas la critique politicienne ; Millot 1893, p. 1). La chanson de Satie et d’Hyspa suggère en contre-texte les émanations odoriférantes des notables français et s’inscrit par sa dimension excrémentielle dans une longue tradition de satire politique française, directement dans les traces du « populaire » et de ses imaginaires scatologiques.
Cet arrangement témoigne ainsi de ce que ce type de répertoire ne connaît aucun tabou, dans le prolongement de l’ethos contre-culturel provocateur qui caractérise la culture des cabarets fin-de-siècle. En effet, le recours à l’imagerie fétide n’est pas rare dans la poétique des auteurs du journal littéraire hebdomadaire illustré du cabaret des Quat’z-Arts, au sein même duquel le chansonnier Vincent Hyspa diffuse le répertoire de chansons d’actualité parodiques et scabreuses mises en musique par Satie (Moore Whiting 1996, p. 79). Les facéties d’Hyspa et de Satie partagent un air de famille avec les textes du poète Pierre Charmois, qui visite par exemple dans la Revue des Quat’z-Arts les lieux poétiques empuantis du fétide et chante la putréfaction : « La nuit chaude s’empeste en des senteurs fétides » (Charmois 1897, p. 3.). Tout comme avec la poésie d’Émile Goudeau, qui navigue dans la puanteur des salles académiques, pour tourner au ridicule le sublime des cérémonies de décoration officielles. Satie versera en effet lui aussi avec Hyspa dans l’humour scatologique, en résonance avec l’imaginaire de la « bohème crottée » des « bas-fonds » parisiens (Kalifa 2013, p. 244).
Les cornes de la tauromachie :
La triste fin du taureau Romito aux courses de Deuil
L’obscène se taille la part du lion dans La triste fin du taureau Romito, un arrangement au contre-texte pimenté, dédicacé par Hyspa à sa « charmante camarade » la courtisane Carolina Otero (Hyspa 1903, p. 346). Satie met en musique dans le dernier quart de l’année 1899 cette pièce sur l’air de la « Chanson de toréador » de l’opéra-comique Carmen (1875) par Georges Bizet (Écoute 2). Le sujet de la chanson rappelle les détails d’actualité d’une corrida ayant tourné au cauchemar pendant laquelle un taureau détraqué s’est échappé des arènes de la commune de Deuil-la-Barre pour ensuite finir abattu par un gendarme devant le public ([Anonyme] 1899b).
En scrutant de près son contexte de création, on remarque que cette satire politique dévoile une métaphore dénonciatrice de la condition misérable de l’artiste fin-de-siècle et des souffrances encourues par l’idéal-type de l’artiste bohème famélique (entre autres Satie), pétrifié par la censure et autres poncifs du culte bourgeois des idoles figées (Bihl 2009, p. 182), ou alors contrarié par les adorateurs cossus du Veau d’Or de la culture « officielle ». Le dense écheveau de significations que tisse l’iconographie de la « vache enragée » recoupe des connotations politiques bien connues par les habitués et habituées des cabarets de Montmartre, tout comme les lecteurs et lectrices de la presse satirique.
Dans cet imaginaire culturel, le topos de la tauromachie prend un ton de critique sociale néo-communarde, dénonçant la mendicité du plus grand nombre, majorité à laquelle s’identifie l’artiste moderne dans son élan d’ouverture à l’Autre populaire. Ce symbole avait déjà trouvé son actualisation sous la forme d’un défilé de carnaval dans les rues du quartier Montmartre, à l’occasion des deux Vachalcades de 1896 et 1897. Sous des allures de scandale, leurs échos bruyants se s’étaient propagés en ville comme autant de beuglements protestataires (Bihl 2009). Plusieurs chars allégoriques carnavalesques avaient dévoilé des nudités « avilissantes » et formé un cortège transgressif pour conduire une vache famélique et détraquée vers l’abattoir (F. G. 1897 cité dans Bihl 2009, p. 187).
Parmi ces chars, des Bacchantes hirsutes à demi dénudées prirent part au charivari pour dénoncer la mendicité, la misère populaire et les tabous de l’ordre officiel. Cette boucherie libertaire animait ainsi déjà la Butte deux ans avant la création des morceaux humoristiques de Satie et Hyspa au Tréteau de Tabarin, qui en prolongent les thèmes. Le recueil Chanson d’humour contient d’ailleurs une autre pièce intitulée La vache enragée ‒ « Cet animal-là, quoique symbolique, / La plupart du temps vous flanq’ la colique » (Hyspa 1903, p. 356) ‒, celle-là sans date, sur une mélodie d’Antoine Queyriaux et Chicot et dont la musique demeure anonyme.
Le président au concours des animaux gras : singer la bêtise de l’Élysée
Satie choisit la « Ronde du Brésilien » tirée du Brésilien (1863) de Jacques Offenbach, sur un livret d’Henri Meilhac et de Ludovic Halévy (Écoute 3), pour confectionner l’accompagnement musical de la chanson d’actualité Le président au concours des animaux gras. La partition est, comme les trois autres morceaux cités, publiée en 1903 dans le recueil Chansons d’humour.
Dans sa parodie de cet air à l’époque bien connu d’un vaste public (Blaszkiewicz 2018, p. 80), Hyspa prend à nouveau pour cible Loubet, sans épargner cette fois son président du Conseil, le républicain modéré Charles Dupuy. Cette chanson d’actualité tourne au ridicule la première sortie officielle des hommes d’État à l’occasion du concours général des animaux gras ([Anonyme] 1899a). Ces mêmes magistrats, ici à nouveau réduits en charpie par Satie et Hyspa, avaient à l’époque alimenté une vive critique autour de leur implication au sein de l’affaire Dreyfus, le président Loubet s’étant rapidement attiré le courroux des éléments antisémites, des nationalistes et des factions plus conservatrices du pays en raison de son allégeance dreyfusarde (Winock 2017, p. 580-583). Pourtant le texte d’Hyspa ne contient au premier abord aucune référence explicite à cette crise politique. Le morceau fait nonobstant l’objet d’une dédicace énigmatique adressée par Hyspa au journaliste Raphaël Viau (Hyspa 1903, p. 89), connu à l’époque pour ses positions antidreyfusardes et son antisémitisme virulent (Viau 1910, p. 33). En dernière analyse, le sens de cette allusion à Viau en préambule demeure irrésolu. Mais cet indice, aussi imprécis soit-il, laisse néanmoins présumer que les motifs de ces railleries ne sont pas tout à fait étrangers à l’agitation causée par cette crise historique…
Les dépêches anglaises
En clôture de ce tour d’horizon, Les dépêches anglaises, composée la même année par Satie et Hyspa, aborde sur un ton plus macabre un funeste sujet d’actualité : la seconde guerre des Boers, qui éclate dès le 11 octobre 1899 entre la Couronne britannique et les puissances coloniales néerlandaises d’Orange et du Transvaal en Afrique du Sud. Par contraste, le registre comique de la chanson participe à plusieurs égards de l’humour noir :
Plus de mille soldats
Qui ne s’en iront pas,
Car pour les enlever
Faudrait les déterrer!
La partition emprunte cette fois à deux mélodies populaires distinctes. D’une part, son refrain est construit à partir de l’air Le midi bouge de Paul Arlène, une chanson de marche chantée par les compagnies paysannes françaises pendant les guerres franco-prussiennes (1870) et popularisée sur la scène des cabarets au cours des années 1890 par le célèbre chanteur de cabaret Aristide Bruant avec Une, deux! Le midi bouge, tout est rouge!, dans son personnage de comique troupier. D’autre part, les couplets sont construits à partir de l’air orientaliste de la « Chanson du chamelier », tirée de la deuxième scène de l’opérette Bel-Boul composé par l’orphéoniste Laurent de Rillé en 1857.
Dans cet opus, les velléités expansionnistes de la reine Victoria font l’objet des détrônements bouffons carnavalesques de Satie et d’Hyspa. À l’inverse de la discipline et du discernement attendus à la tête de la couronne impériale, les artistes brossent l’image d’une monarque sadique, opportuniste, désinvestie et sans recours, sinon futiles, devant les horreurs vécues par ses sujets décimés par centaines ou estropiés par milliers au combat.
Le chant protestataire d’Hyspa et de Satie en goguette sur la scène du Tréteau de Tabarin à Montmartre fait sombrer dans l’ombre des bassesses matérielles du corps populaire les canons qui régulent le goût de l’establishment officiel. Ces retournements entre le haut et le bas font par ailleurs écho aux revendications démocratiques portées par l’hybridation du « populaire » et du « savant », endémique dans l’œuvre de Satie. On découvre dans sa production datée de 1899 les teintes du Pierrot lunaire sordide des poètes fumistes et des peintres d’avant-garde du Chat Noir (dont Jules Laforgue et Adolphe Willette ; Seigel 1991, p. 222). Le compositeur arrime dans le dernier quart du XIXe siècle ses tonitruantes revendications esthétiques (voir entre autres ses lettres ouvertes haineuses à différents représentants des institutions musicales « officielles », dont Camille Saint-Saëns, reproduites dans Satie 1981) au carnaval ludique – et lubrique – de la bohème fin-de-siècle. Ses idées esthétiques attestent également de l’influence de la presse satiriste antibourgeoise et de son discours de gauche socialiste libertaire (Les Quat’z-Arts, Le Chat noir, La vache enragée, etc. ; Bihl 2009, p. 176).
D’autres textes et partitions dignes d’attention musicologique demandent encore à faire l’objet d’une analyse approfondie (Meunier 2021). Parmi ceux-ci, la chanson à boire satirique Le toast du président dans ses tournées de province (1899) s’ajoute à la série de miniatures dépeignant les mœurs légères du président Émile Loubet (Hyspa 1903, p. 141). Les thèmes politiques de ces documents d’archives avaient pourtant capté l’attention des musicologues états-unien·nes dans les années 1990 (Moore Whiting 1995, 1996 et 1999 ; Perloff 1991) On peut donc s’étonner que ce manque dans la littérature ne soit pas un cas isolé et s’ajoute à d’autres complexes musico-politiques rattachés eux aussi au même contexte historique, demeurant encore largement inexplorés.
Meunier, Jordan, « 1899. Satie et la chanson de cabaret à Montmartre », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », https://emf.oicrm.org/nhmf-1899, mis en ligne le 18 décembre 2024.
Bibliographie
Partitions et livrets
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Bizet, Georges (1875), Carmen, opéra-comique en quatre actes, partition pour chant et piano, Paris, Choudens.
Colmance, Charles (1862), Chansons. Œuvres complètes, Paris, L. Vieillot.
De Rillé, Laurent (1857), Bel-Boul, opérette en un acte sur un livret de Mahiet de la Chesneraye, partition pour piano et chant, Paris, L. Vieillot.
Halévy, Ludovic et Henri Meilhac (1863), Le Brésilien. Comédie en un acte mêlée de chant, Paris, Michel Lévy Frères.
Halévy, Ludovic, Henri Meilhac et Jacques Offenbach ([1963]), « Voulez-vous accepter mon bras? : Ronde du brésilien », partition pour voix sans accompagnement, Paris, Brandus et Dufour.
Hyspa, Vincent (1903), Chansons d’humour, Paris, Énoch et Cie.
Martin, Édouard et Albert Monnier (1860), Le pantalon de Nessus, comédie-vaudeville en un acte, Paris, Bourdilliat.
Martin, Édouard et Albert Monnier (1861), Vingt francs, s.v.p.! , comédie en quatre actes mêlée de chant, Paris, Bourdilliat.
Articles et ouvrages
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[Anonyme] (1925), « Vincent Hyspa nous parle d’Aristide Bruant », La Liberté, 13 février, p. 1.
[Anonyme] (1998), « Émile Loubet » dans Britannica Academic: Encyclopaedia Britannica, 20 juillet, https://academic.eb.com/levels/collegiate/article/%C3%89mile-Loubet/49036, consulté le 1er novembre 2020.
[Anonyme] (2010), « Panama Scandal » dans Britannica Academic. Encyclopaedia Britannica, 27 janvier, https://academic.eb.com/levels/collegiate/article/Panama-Scandal/98657, consulté le 1er novembre 2020.
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Blaszkiewicz, Jacek (2018), « Writing the City: The Cosmopolitan Realism of Offenbach’s La vie parisienne », Current Musicology, no 103, p. 67-96, https://doi.org/10.7916/d8-dw5x-wm62.
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Thomasseau, Jean-Marie (1994), « Feydeau et la dramaturgie de la scie », Europe, vol. 72, no 786, p. 82-84, https://www.proquest.com/openview/62a89ab11b1cc0da756d01fcf0f1c14b.
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Winock, Michel (2017), La France républicaine. Histoire politique (XIXe-XXIe siècles), Paris, Robert Laffont.
Yon, Jean-Claude (2010), Histoire culturelle de la France au XIXe siècle, Paris, Armand Colin.
Écoutes
Écoute 1 : Erik Satie, Le veuf, paroles de Vincent Hyspa, Holger Falk (baryton), Steffen Schleiermacher (piano), MDG, 2015, https://open.spotify.com/track/61fjbf0WtA3A4IFNxVNoBG?si=45f285b234fc44fb.
Écoute 2 : Georges Bizet, Carmen, « Couplets du toréador », Henri Weber (baryton), enregistrement entre 1900 et 1903, https://www.phonobase.org/fiche/11157.
Écoute 3 : Jacques Offenbach, Ronde du Brésilien, paroles de Henri Meilhac et Ludovic Halévy, chantée par Ragneau, enregistrement de 1907, https://www.phonobase.org/fiche/1341.