Nouvelle Histoire de la Musique en France (1870-1950)

1883

Lakmé, genre et orientalisme


Steven Huebner


14 avril 1883, première de Lakmé de Léo Delibes à l’Opéra-Comique. Intersections entre définitions de genre et pratiques de l’exotisme dans le théâtre musical français fin-de-siècle.

April 14, 1883, premiere of “Lakmé” by Léo Delibes at the Opéra-Comique. Intersections between genre definitions and practices of exoticism in fin-de-siècle French musical theatre.


Lakmé décor
Décor du 2e acte de Lakmé
(Paris, Opéra-Comique, 1883),
photographie de Henri Mairet.
(Source: Gallica)

« L’affiche mentionne “opéra-comique” ; la partition, elle, indique “opéra”. Laquelle faut-il croire ? », s’interroge Ernest Reyer dans le Journal des débats (22 avril 1883, dans Girard 2008, p. 178-185) à l’occasion de la création à l’Opéra-Comique de Lakmé de Léo Delibes en 1883. Cette variation dans la nomenclature témoigne du mélange continuel des genres dans le théâtre musical français. L’opéra-comique, genre considéré comme «éminemment français» (interprété traditionnellement par la troupe nommée Opéra-Comique), s’y montre particulièrement susceptible, dès ses origines au XVIIIe siècle, « né dans un éclat de rire, mais bientôt tenté par l’émotion », selon l’expression succincte de Nicole Wild et Raphaëlle Legrand (2002, p. 8). Le mélange du texte parlé et du chant demeure l’une de ses caractéristiques immuables de même que cette « convenance du genre à l’esprit de notre race » (Duhamel 1932, p. 212). Il va presque sans dire que ce dernier critère sera très flexible selon les circonstances. Après 1850, l’opéra-comique voit son côté « comique » s’atténuer, dû en partie à la montée croissante de l’opérette, genre relativement nouveau qui occupera de plus en plus l’espace consacré à la musique légère dans le domaine du théâtre musical français au cours de la Troisième République. La maison de l’Opéra-Comique se tourne vers des productions de plus grande envergure, bien qu’une touche plus légère ne soit pas entièrement abandonnée. Le Théâtre Lyrique, un nouveau rival fondé lors du Second Empire, présente également des œuvres réunissant texte parlé et musique, mais propose des alternatives aux prémices du genre de l’opéra-comique tel qu’il fut conçu par Eugène Scribe et Daniel-François-Esprit Auber lors de la Monarchie de Juillet. Moins enracinés dans le mélodrame français, les livrets sont désormais davantage inspirés des chefs-d’œuvre littéraires : le Théâtre Lyrique présente, Faust (1859), Mireille (1864) et Roméo et Juliette (1867) de Gounod, tous trois d’abord conçus avec des dialogues parlés. Mais la proportion de texte parlé en rapport à la prose décroît fortement ; les scènes au caractère plus sérieux se multiplient ; les voix lyriques gagnent en puissance et deviennent plus soutenues ; l’orchestration se colore davantage ; le corps de ballet fait son apparition de temps à autre; et le rideau tombe occasionnellement sur la mort du héros ou de l’héroïne.

Une œuvre avec dialogues parlés partage ainsi parfois davantage de points en commun avec un opéra qu’avec un opéra-comique conventionnel. Soulignons que Gounod emploie le mot « opéra » afin de décrire chacune des trois œuvres avec dialogues parlés mentionnées auparavant... Or c’est à l’Opéra-Comique que Roméo et Juliette sera reçu en 1873 dans sa version définitive sans dialogues parlés après la disparition du Théâtre Lyrique (avant d’aboutir à l’Opéra en 1888). Quant à Carmen (1875) de Georges Bizet – incluant ballet, scènes sérieuses et la mort de l’héroïne, ainsi que des dialogues parlés – l’œuvre se verra habituellement qualifiée d’opéra-comique. Face aux choix auxquels Reyer se trouve confronté dans le cas de Lakmé, il se prononce en faveur de la classification d’opéra-comique « malgré l’importance de la chorégraphie, du luxe de la mise en scène et de l’impression pénible que procure le dénouement. » L’élément décisif pour Reyer est la présence de dialogues parlés qui à eux seuls, nonobstant d’autres caractéristiques, empêcheraient que l’œuvre soit incluse dans la catégorie « opéra ». Or la plupart de ses confrères critiques musicaux en 1883 étaient d’un autre avis, parmi eux Achille Lauzières- Thémines, qui écrivit dans La Patrie : « La manière dont le musicien traite toute la section sérieuse de ce drame lyrique, son style élevé, plus encore que le dénouement tragique de l’œuvre, justifient la qualification d’opéra » (17 avril 1883, dans Girard 2008, p. 124-128). À ce sujet, rappelons que l’appartenance à un genre dépend non seulement de l’énumération des éléments stylistiques d’une œuvre d’art ou de l’explication de son rôle social, mais également de l’usage polémique qu’en fait le critique. Autrement dit, le choix du genre lorsque des éléments d’hybridité sont fortement présents peut jouer un rôle actif dans la promotion de valeurs. En évoquant des exemples de l’histoire de la musique pour démontrer que la combinaison du texte parlé et de la musique pouvait résulter en des œuvres culturellement prestigieuses, parmi lesquelles figurerait Lakmé, Reyer semble vouloir combattre, du moins implicitement, les wagnériens endurcis de son époque attachés aux concepts de cohérence et d’uniformité de texture. Les sous-entendus du texte de Lauzières-Thémines reflètent son attitude favorable envers Léon Carvalho, le nouveau directeur de l’Opéra-Comique, et sont liés à son opinion voulant que ses productions fassent concurrence à celles de l’Opéra. Logiquement, afin de mieux défendre les fondements de sa comparaison, Lauzières-Thémines désigne Lakmé en tant qu’opéra, et non pas opéra-comique.

Identifier les traits fondamentaux d’un genre – la présence de dialogues parlés dans le cas présent – peut se révéler un outil précieux dans le cadre d’une démarche herméneutique. Afin de mieux cerner ce phénomène, mettons en relief le contexte en portant notre attention sur la couleur orientale de Lakmé. Un groupe de visiteurs anglais – deux militaires et trois dames – pénètre dans un lieu sacré de l’Inde gardé par le brahmane Nilakantha (baryton d’opéra ou première basse chantante) et sa fille Lakmé (première soprano). Cette dernière est une vierge vestale dont la mission principale est d’accomplir sa destinée auprès de son père. Nilakantha, représentant de tout son peuple, trouve sa raison d’être et son identité en la pureté de sa fille, laquelle occupe une fonction similaire à celle de Léïla dans Les Pêcheurs de perles (1863) de Bizet, dont l’action se situe au Sri Lanka. Le ténor Gérald se montre plus sensible à l’environnement que ses compatriotes et reste en retrait. Lakmé revient, puis le premier duo d’amour ne tarde pas à survenir. Nilakantha apprend la profanation du lieu sacré par un étranger et réclame vengeance. Il contraint Lakmé à chanter dans un lieu public afin de démasquer le coupable. Gérald est attiré par sa voix envoûtante : reconnu, on le roue de coups ; Lakmé l’amène en forêt afin de le guérir. Son amant lui ayant signifié qu’il souhaite retourner à son régiment, Lakmé consomme une fleur vénéneuse, nommée datura, et meurt.

Marcel Mültzer et Théophile Thomas,
maquette de costume pour Lakmé.
(Source: Gallica )

Comme dans la plupart des opéras français aux sujets exotiques, Delibes exploite un orientalisme aux éléments plutôt stéréotypés, qui s’appuie très peu sur une recherche des musiques authentiques de l’Inde : pédales, quintes à vide, harmonie stagnante, lignes mélodiques sinueuses au hautbois, effets de harpe et percussion légère, modalité occasionnelle, utilisation de la seconde augmentée, rythmes syncopés, mélismes vocaux. Ces éléments peuvent bien entendu également être présents individuellement dans la musique sur des sujets occidentaux, surtout ceux aux résonances pastorales, mais l’effet particulier dans Lakmé – ainsi que dans Le Roi de Lahore (1877) de Massenet, autre opéra contemporain de celui de Delibes et dont le sujet est l’Inde – provient à la fois de leur ubiquité, de leur agencement évocateur, de l’adjonction du décor et de l’intrigue de l’œuvre. Le célèbre duo pour Lakmé et Mallika, « Dôme épais », n’est nul autre qu’une barcarole, genre aux origines vénitiennes. En portant notre attention uniquement sur la musique, il serait possible d’affirmer qu’elle est teintée de l’exotisme du contexte actuel en raison de son rythme harmonique lent et des mélismes langoureux exécutés par deux voix de femmes en tierces parallèles. Mais sans avoir pris conscience au préalable du contexte géographique de l’œuvre, il est loin d’être assuré que l’auditeur entende ici une musique non-occidentale, et encore moins une musique spécifiquement indienne. Après tout, Venise demeure également un lieu de détente pour une large part de la population européenne. Le recours à cette mélodie « générique » afin de symboliser l’évasion au sens large fut notamment popularisé par la compagnie aérienne British Airways, qui l’utilisa dans ses publicités pendant de nombreuses années. Pour bien des Français à cette époque, l’Orient est un lieu de rêves, un modèle d’enchantements, une source de poésie – en somme, une richesse pour l’imagination qui côtoie l’exploitation coloniale des ressources matérielles, et dont les consommateurs sont plus ou moins conscients. Les techniques musicales suggestives décrites ci-haut, bien qu’elles demeurent de nature non spécifique, créent une atmosphère propice à de telles envolées.

Revenons à nos remarques concernant l’usage herméneutique des éléments caractéristiques d’un genre. Pour Ernest Reyer, on l’a vu, la présence de dialogues parlés exclut d’emblée la désignation d’opéra. Mais il convient de noter que le dialogue parlé est absent entre les différents morceaux de Lakmé : son usage se limite aux parties de l’œuvre dans lesquelles figurent des personnages anglais. Lakmé et Nilakantha ne parlent jamais et, à une exception près, Gérald lui-même ne parle pas dans les épisodes où il est en contact avec les personnages indiens. La signification semble évidente : le langage parlé est prosaïque, ordinaire, dépourvu de poésie. Il se heurte à l’atmosphère de rêve d’un pays exotique. L’attrait pour la civilisation indienne ne semble pas aller au-delà de la notion d’un certain charme anodin dans le cas de Frédéric, Ellen, et Mistress Bentson (non sans une certaine touche de frayeur comique dans le cas de cette dernière). Le quintette léger que chantent les personnages British lors de leur première apparition, tandis qu’ils profanent le lieu sacré hindou, se situe dans le même registre affectif que le quintette de Carmen. Ces deux passages comportent plusieurs aspects d’allure très « opéra-comique ». Et tout comme Micaela, Ellen offre contraste plus terre à terre face à la femme exotique.

Une certaine sensibilité artistique sépare Gérald du Don José de Bizet, que ses compatriotes anglais ne semblent pas partager. Car, comme nous l’avons vu, Gérald est le seul à demeurer dans le jardin afin de faire un croquis des bijoux que Lakmé a laissés involontairement. Son élan esthétique se tourne rapidement vers la mystérieuse femme portant ces ornements égarés. Il donne libre cours à son imagination, et elle devient ainsi la « Fantaisie aux divins mensonges » de son premier air. Selon la musicologue Gurminder Bhogal, la notion d’ornement serait au cœur du sens dramatique de Lakmé, car l’ornement matériel qu’admire Gérald se métamorphose aisément en ornement vocal, surtout dans le vertigineux air des clochettes qui captive le ténor au second acte. Au point de vue du genre, les pirouettes vocales de l’héroïne sont l’antithèse absolue du dialogue parlé terne et fonctionnel, une opposition qui exprime la confrontation Orient-Occident de l’œuvre.

Au premier acte, Lakmé n’apparaît pas d’abord au spectateur comme un être en chair et os, mais comme une voix ensorcelante. Précurseur d’une technique utilisée par la suite à plusieurs reprises par Giacomo Puccini, Delibes fait d’abord entendre l’héroïne avant qu’elle ne soit visible sur scène. Tandis que cette voix désincarnée, à la mélodie aux nombreux mélismes et secondes augmentées, émane des coulisses lors de la première scène, les hindous se prosternent. Cet instant de religiosité tropicale est l’un des moments musicaux les plus empreints d’exotisme. Il est ainsi extrêmement significatif que, lors de la scène du suicide, ce motif de seconde augmentée réapparaisse au moment où Lakmé consomme la fleur fatale. L’exotisme se trouve ainsi accentué par la végétation suggérant les dangers de l’Orient, que la prêtresse orientale elle-même utilise pour mettre fin à ses jours. Ici cette musique troublante est juxtaposée aux fifres militaires – d’allure très « opéra-comique » eux aussi – appelant Gérald à son devoir, au retour à sa civilisation. Il s’agit là d’un autre affrontement Orient-Occident.

Marcel Mültzer et Théophile Thomas,
maquette de costume pour Lakmé.
(Source: Gallica )

Nonobstant les considérations de nomenclature de genres, la scène lyrique française a déployé une série d’approches variées en ce qui concerne la féminisation de l’espace oriental. Lakmé alterne entre, d’un côté, la femme passive et fragile et, de l’autre, l’inquiétude provoquée par l’étrangeté du milieu. Nilakantha agit comme marionnettiste et a une forte influence sur elle tout au long des deux premiers actes. Dans la nouvelle Les Babouches du brahmane de Théodore Pavie qui a inspiré Lakmé, il accomplit sa vengeance envers les anglais de manière brutale en empoisonnant la fiancée du protagoniste anglais. Lorsqu’au troisième acte de l’opéra Lakmé se libère de son emprise, ce n’est que pour aboutir au suicide provoqué par son sentiment d’aliénation face aux structures imposées par son père et son amant capricieux. Dans Carmen, le lieu n’est pas aussi énigmatique, et la caractérisation du personnage éponyme est celle d’une femme fatale plutôt qu’une femme fragile. La protagoniste du chef-d’œuvre de Bizet élabore sa propre réalité, bien qu’elle le paie de sa vie lorsqu’elle confronte l’homme insensé. La femme fatale se manifeste également dans l’opéra Samson et Dalila (1877) de Saint-Saëns, mais demeure plus proche de Lakmé (tout en s’éloignant ainsi de Carmen) : elle agit en tant qu’instrument des intentions d’un homme oriental détenant le vrai pouvoir, le grand-prêtre. Venant complexifier encore davantage la question du genre, cet opéra (sans dialogues parlés) a débuté son parcours comme un projet d’oratorio, comme on pourrait le supposer avec un tel sujet biblique. L’orientalisme se manifeste dans le cadre d’une culture catholique : les Hébreux représentent l’Ouest en tant que précurseurs implicites des croyances chrétiennes.

Dans Madame Chrysanthème (1893) d’André Messager (avec dialogues parlés) l’héroïne éponyme, à l’instar de Lakmé, semble être la projection de l’imaginaire du ténor. Elle tombe amoureuse, mais se retrouve délaissée. L’ambiance lors de la tombée du rideau se veut douce-amer, car, contrairement à son successeur, Butterfly de Puccini, elle ne se suicide pas. Nous sommes en présence d’une nouvelle catégorie d’œuvre, une « comédie lyrique », reflétant la tendance des compositeurs de la fin du siècle qui cherchent à se libérer des cadres rigides traditionnels opéra/opéra-comique. Le choix des éléments du paratexte devient plus réfléchi, propre à chaque œuvre. Ici, le mot « comédie » acquiert une portée particulière, allant au-delà de son usage traditionnel relié au théâtre plus globalement. Pour Messager et ses librettistes André Alexandre et Georges Hartmann (et Pierre Loti dans le roman modèle), l’environnement japonais est peuplé de bizarreries humoristiques. Les personnages se trouvent rabaissés, ce qui est peu flatteur pour la culture représentée. La scène lyrique française de la fin du XIXe siècle n’est pas un haut lieu de la sensibilité culturelle, à tous le moins tel que nous l’entendons aujourd’hui.

Huebner, Steven, « 1883. Lakmé, genre et orientalisme », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », http://emf.oicrm.org/nhmf-1883, mis en ligne le 12 mars 2020.

Bibliographie


Bhogal, Gurminder Kaur (2013), Details of Consequence. Ornament, Music, and Art in Paris, Oxford, Oxford University Press.

Duhamel, Raoul (1932), « Deux maîtres de l’opéra-comique, Auber et Adolphe Adam. Étude comparative », L’Opéra-comique, vol. 4, n° 1, mars-avril, p. 205-261.

Girard, Pauline, éd. (2008), “Lakmé”. Dossier de presse parisienne, 1883, Weinsberg, Musik- Edition Lucie Galland.

Huebner, Steven (2008) « “Addio fiorito asil”. The Evanscent Exotic », dans Arthur Groos et Virgilio Bernardoni (dir.), “Madama Butterfly”. L’orientalismo di fine secolo, l’approccio pucciniano, la ricezione, Firenze, Leo S. Olschki, p. 83-128.

Lacombe, Hervé (1997), Les voies de l’opéra français au XIXe siècle, Paris, Fayard.

Legrand, Raphaëlle et Nicole Wild (2002), Regards sur l’opéra-comique. Trois siècles de vie théâtrale, Paris, CNRS Éditions.

Locke, Ralph P. (2009), Musical Exoticism. Images and Reflections, Cambridge, Cambridge University Press.