Nouvelle Histoire de la Musique en France (1870-1950)

1871

La Société Nationale de musique


Michel Duchesneau


La Société Nationale de musique est fondée durant le siège de Paris par les Prussiens. Son but est de promouvoir et consolider un répertoire de musique instrumentale française.

The Société Nationale de Musique was founded under the Prussian siege of Paris. Its aim was to promote and consolidate a repertoire of French instrumental music.


La Société Nationale de musique (SNM) est fondée alors que la France est encore secouée par les soubresauts de la guerre franco-prussienne. Après la défaite de l’armée française à Sedan et la capture de l’Empereur Napoléon III le 2 septembre 1870, les troupes prussiennes occupent une partie du territoire et font le siège de Paris entre septembre 1870 et mars 1871. Les Parisiens résisteront pendant quatre mois, mais souffriront autant des bombardements que de la faim. Ils seront défendus par les citoyens enrôlés dans la Garde nationale dont fera d’ailleurs partie le jeune compositeur Vincent d’Indy (il a alors 20 ans). Lorsque les troupes prussiennes lèvent le siège de la ville, le gouvernement d’Adolphe Thiers décide de désarmer Paris. Il en résulte une véritable révolte des Parisiens qui n’ont pas confiance dans un gouvernement qui a cédé devant la Prusse et qui, de surcroît, est majoritairement constitué de monarchistes. La ville devient le théâtre d’une insurrection armée (« la Commune ») qui sera réprimée dans le sang en mai 1871 par les troupes du gouvernement Thiers. C’est dans une telle atmosphère que la SNM est officiellement crée le 25 février 1871. Adoptant la devise « Ars gallica » (Image 1), la SNM est à la fois le résultat d’un acte nationaliste de la part des musiciens et d’une prise en charge pratique de l’avenir de leurs œuvres. Ces musiciens sont les compositeurs César Franck, Ernest Guiraud, Camille Saint-Saëns, Jules Massenet, Gabriel Fauré, Henry Duparc et Théodore Dubois, le flûtiste Paul Taffanel, le violoniste Jules Garcin et le chanteur Romain Bussine. Ce dernier, dans les premiers temps, sera la cheville ouvrière de la société.

Image 1 : Logo de la Société Nationale de musique avec la devise « Ars gallica ». (Source : Centre de documentation du Laboratoire Musique, histoire et société, OICRM)

L’insurrection de la Commune ralentira considérablement la vie musicale de la capitale qui prendra plusieurs mois à s’en remettre et le premier concert de la SNM ne sera présenté que le 17 novembre 1871 dans les salons de la Maison Pleyel. Les fondateurs seront à l’honneur puisqu’on y jouera le Trio en si bémol majeur, op. 1, de Franck, des mélodies de Dubois et Massenet, et une Marche héroïque, op. 34, de Saint-Saëns. Le programme sera complété par trois des cinq Pièces dans le style ancien pour piano, op. 9, d’Alexis de Castillon.

L’objectif de la société est simple. Il s’agit de favoriser l’exécution de la musique des compositeurs exclusivement français et membres de la société. Cette exclusivité est nouvelle. Le modèle de la société de concert quant à lui n’est pas nouveau, et la France possède déjà une riche histoire en cette matière si l’on pense aux Concerts spirituels, au Concert de la Loge olympique ou encore à la Société des concerts du Conservatoire puis aux Concerts populaires de Jules Pasdeloup. C’est sans compter les multiples petites sociétés de musique de chambre fondées autour d’un groupe de musiciens comme les quatuors Dancla et Parent. Mais ces sociétés qui disparaissent au courant du XIXe siècle, tout comme les formations musicales toujours actives en 1870, se concentrent sur un répertoire dont le noyau dur est constitué par les œuvres de Mozart, Haydn et surtout Beethoven. Les compositeurs français vont très régulièrement se plaindre du peu de place accordée à leur musique dans les concerts publics parisiens. Dans ses souvenirs, Vincent d’Indy relatera en détail tous les efforts qu’il déploiera ainsi que la patience qu’il lui faudra montrer pour que Pasdeloup prenne le temps de lire le Scherzo de sa Symphonie en la mineur, dite « Italienne », en octobre 1871. Il n’est pas anodin de constater que lorsque l’hebdomadaire musical Le Ménestrel reprend sa parution le 3 décembre 1871 après une interruption d’un an et demi causé par la guerre contre la Prusse, la rédaction du journal met en première page la deuxième partie d’un article consacré à Haydn...

Le projet de la SNM s’appuie sur une situation particulière. Le contexte de crise politique favorise les mouvements nationalistes dans toutes les sphères de la société. La musique n’échappe pas à l’élan patriotique. Mais dans les faits, il est vrai que les compositeurs français ont du mal à faire jouer leurs œuvres. La Société des concerts du Conservatoire fondée en 1828 et les concerts populaires de Pasdeloup (1861-1887) ne distillent qu’au compte-gouttes les œuvres françaises. Cela soulève la question de la popularité des œuvres jouées au concert, popularité qui naît par l’accoutumance, mais aussi des prédilections artistiques d’un public dont l’éducation musicale est limitée. La musique française semble dominée par la production lyrique destinée aux grandes institutions que sont l’Opéra et l’Opéra-comique. Si le jour de la défaite de Sedan, l’Opéra présentait une nouvelle production de Guillaume Tell de Rossini, c’est malgré tout avec une œuvre du français Félicien David, Le Désert, qu’il reprend partiellement ses activités en janvier 1871. Après Amboise Thomas, Daniel-François-Esprit Auber et Charles Gounod, entre 1870 et 1900, les compositeurs Massenet, Saint-Saëns, Georges Bizet, André Messager, Gustave Charpentier et Jacques Offenbach dominent une production lyrique qui occupe pratiquement tout l’espace médiatique français. Le développement des concerts publics de musique instrumentale dont l’essentiel des revenus provient des recettes de billetterie fait en sorte que les programmations s’articulent autour des œuvres les plus populaires. Ainsi, les extraits d’opéras français, mais aussi étrangers comme l’ouverture du Freischütz de Weber ou le chœur des Pèlerins extrait de Tannhaüser ont beaucoup de succès. Certaines œuvres de Saint-Saëns (Concerto pour piano et orchestre no 3, op. 29) appartiennent déjà au répertoire, mais en général les programmations de la plupart des sociétés musicales françaises ne permettent que très difficilement aux jeunes compositeurs de faire entendre leur musique. À titre d’exemple, entre 1861 et 1873, Hector Berlioz et Charles Gounod seront programmés 31 fois aux Concerts populaires Pasdeloup, Saint-Saëns 12 fois alors que Wagner le sera 43 fois et Beethoven 350 fois. La SNM propose alors une nouvelle manière de concevoir l’organisation du concert, à cheval entre le concert public et le concert privé. La société adopte donc un modèle de gestion artistique novateur puisque ce seront les sociétaires réunis en assemblée générale qui élisent un comité de sept membres qui aura pour fonction, entre autres, de déterminer la programmation, sans souci, du moins en apparence, des questions de rentabilité. Dans les faits, pour attirer les sociétaires, les programmes de la SNM cèdent à l’air du temps. On voit régulièrement apparaître des arrangements d’œuvres, notamment lyriques, qui ont connu récemment du succès. C’est aussi une manière de compléter les programmes. Citons à titre d’exemple La Princesse jaune de Saint-Saëns créée à l’Opéra-comique le 12 juin 1872 dont des extraits seront présentés à la SNM : l’ouverture transcrite pour 2 pianos à 4 mains en 1875 et 1887 et une Romance tirée de l’opéra en 1874 et 1882.

La société sera évidemment solidement soutenue par les sociétaires et des donateurs. La maison Pleyel soutiendra financièrement la société assurément jusqu’en 1914. Les fondateurs établiront un vaste réseau de soutien qui réunira musiciens, artistes plasticiens, personnalités mondaines, banquiers et éditeurs. Il arrivera que certaines de ces personnes, musiciens ou amateurs, soient remerciées de leur appui par l’exécution de leur musique. Ce sera le cas de Clémence de Reiset, Vicomtesse de Grandval, élève de Saint-Saëns et bienfaitrice de la SNM, dont on retrouvera quelques œuvres disséminées dans les programmes de la société entre 1871 et 1891.

Mais le soutien financier des sociétaires, tout comme celui des donateurs, a des limites. Le nombre des inscrits ne dépassera pas 358 membres (en 1887) et s’établira à environ 200 dans les années 1890. Chaque sociétaire disposait de trois billets, ce qui assurait une présence nombreuse aux concerts sans pour autant que celle-ci se traduise par des revenus plus importants. À partir de 1893, pour augmenter les recettes, la SNM met à la disposition des mélomanes non membres une quantité limitée de billets, ouvrant ainsi ses activités à un plus large public. Dans le contexte du conflit avec la Prusse, l’entreprise des compositeurs français est probablement perçue comme importante. En 1872, la SNM obtient le modeste soutien du Ministère des Beaux-Arts qui accorde alors une aide de 200 francs. Mais ce n’est qu’à partir de 1889 que la SNM se voit accorder une subvention annuelle de 2 000 francs pour ses activités.

La majorité des concerts de la SNM sont consacrés à la musique de chambre incluant les œuvres pour piano et la mélodie, mais on compte aussi des concerts de musique d’orchestre avec ou sans chœur dont la régularité sera assurée par le soutien des mécènes et la subvention annuelle. Jusqu’en 1886, la SNM fait appel à Édouard Colonne et son orchestre. Jean Gabriel-Marie dirigera les concerts d’orchestre de la SNM de 1887 à 1894 alors que certains compositeurs prendront parfois la baguette pour diriger leurs propres œuvres. Parmi les premières créations orchestrales, retenons les Cinq Airs de danse pour orchestre de Castillon créés le 4 mai 1873, la Symphonie en fa, op. 20, de Fauré (31 mai 1874) qui aura été préalablement entendue dans une version à deux pianos (8 février 1873), deux mouvements de la Symphonique chevaleresque dite «Jean Hunyade » (15 mai 1875) et le poème symphonique Le Camp de Wallenstein (12 avril 1880) de d’Indy. Entre 1871 et 1886, la société organise entre 8 et 12 concerts par année, dont un ou deux concerts avec orchestre. Le rythme sera moins trépidant au cours de la décennie 1890, pour se fixer à une moyenne de 8 concerts par année. Si la société a pour ambition de favoriser l’exécution des œuvres nouvelles de compositeurs français, il semble que le comité n’ait pas toujours eu la tâche facile et le nombre des œuvres nouvelles reçues est parfois insuffisant pour combler les programmes de musique de chambre. Les concerts seront l’occasion de rejouer des œuvres déjà anciennes, forgeant ainsi un répertoire à force de reprendre les œuvres les plus marquantes. Parmi ces musiques, il faut citer le Quintette pour piano et quatuor à cordes de Franck (17 janvier 1880) qui sera joué à sept reprises jusqu’en 1898. L’attrait des concerts de la SNM, du moins, dans les premières décennies, restera toujours rattaché à celui des œuvres en « création ». La société constituera un véritable laboratoire musical. Les musiciens les plus confirmés y font entendre les premières versions de leurs œuvres. Fauré fera ainsi jouer l’Andante de son Concerto pour violon (qu’il abandonnera par la suite) en 1878 dans une version avec piano, puis l’Allegro et l’Andante avec orchestre en 1880.

En 1886, la société connaît des changements importants qui concourent au remodelage du milieu musical. Le caractère nationaliste des objectifs de la SNM semble poser le problème du renouvellement de la programmation et empêche la société de faire jouer des œuvres nouvelles de compositeurs étrangers réputés. C’est à l’initiative de d’Indy qui est secrétaire de la société depuis 1876 que l’assemblée des sociétaires vote en faveur de l’ouverture des programmes de la SNM aux compositeurs étrangers, faisant ainsi de la SNM une société à caractère plus ouvert. La nouvelle orientation de la société provoquera un remaniement important au sein du comité puisque les fondateurs Saint-Saëns et Bussine démissionnent. Franck sera nommé président, mais dans les faits, ce seront les secrétaires d’Indy et Ernest Chausson qui mèneront les destinées de la société. Les compositeurs étrangers ne seront cependant jamais très nombreux dans les programmes de la SNM et les concerts d’orchestre leur sont fermés. Le premier à être joué est Edvard Grieg. La SNM programme son Quatuor à cordes, op. 27, le 8 janvier 1887. On voit ensuite apparaître les noms des Russes Milij Balakirev et Nicolaï Rimski-Korsakov, de l’Espagnol Isaac Albéniz, du Belge Joseph Jongen et ceux de Bach, Schumann, Beethoven et Brahms.

Entre 1880 et 1900, la SNM accueillera un nombre appréciable de premières auditions d’œuvres importantes pour la musique française. Outre les œuvres de Fauré, d’Indy, Dubois, Chausson, Castillon et Édouard Lalo, la société donne à entendre des œuvres de compositeurs et de compositrices que l’histoire n’a pas toujours beaucoup considérés. On trouve ainsi dans les programmes de la SNM les œuvres de Cécile Chaminade ou encore Marie Jaëll, celles de Paul Lacombe, de Charles Lefebvre et de Benjamin Godard. À côté de ces noms qui aujourd’hui témoignent de la diversité du paysage musical français, rappelons que des figures dominantes de l’époque sont bien présentes dans les programmes de la société. Claude Debussy donnera ainsi à la SNM plusieurs de ses œuvres en création dès 1889 (Les Ariettes oubliées), dont La Demoiselle Élue (8 avril 1893), le Quatuor à cordes (29 décembre 1893), le Prélude à l’après-midi d’un Faune (22 décembre 1894) et Les Chansons de Bilitis (17 mars 1900). Maurice Ravel y fera ses premières armes tout comme plusieurs élèves de Fauré et de d’Indy formant ainsi des factions identifiées au Conservatoire et à la Schola Cantorum et qui s’opposeront régulièrement, jusqu’au moment où des élèves de Fauré, entraînés par Ravel, fondent la Société musicale indépendante (SMI) dont le premier concert aura lieu en 1910. Contrôlé par un groupe de compositeurs réunis autour de d’Indy, président de la SNM depuis la mort de Franck en 1890, le comité de la SNM établit ses choix de plus en plus en fonction des critères esthétiques qui font la marque de la classe de composition de d’Indy à la Schola. L’usage du folklore, des thèmes cycliques, des formes héritées du passé, de l’inspiration médiévale constitue l’épine dorsale d’une partie du répertoire de nouveautés présenté à la SNM. Apparaissent dans les programmes les noms de Pierre de Bréville, Déodat de Séverac, Marcel Labey, Paul Le Flem, Gustave Bret et, pour les moins connus, Pierre Coindreau. Des compositeurs joueront le rôle d’intermédiaires entre les scholistes et les jeunes recrues du Conservatoire qui trouveront néanmoins place dans les programmes de la SNM comme Florent Schmitt et Roger-Ducasse. On pense en particulier à Chausson et Albert Roussel qui travailleront à maintenir l’équilibre entre les deux groupes. Malgré l’emprise scholiste sur la SNM, et grâce à l’appui de Fauré, Ravel fit entendre plusieurs de ses œuvres de jeunesse parmi lesquelles il faut citer les Sites auriculaires (5 mars 1898), l’ouverture féérique Shéhérazade (27 mai 1899), le Quatuor à cordes (5 mars 1904), les trois poèmes pour voix et orchestre Shéhérazade (17 mai 1904) et les Histoires naturelles (12 janvier 1907).

La création de la SNM contribue sans aucun doute à l’essor du répertoire de musique de chambre et symphonique français, du moins jusqu’à la Première Guerre mondiale (mais la société continuera ses activités jusqu’en 1939). Les œuvres qu’elle présente en première audition sont ensuite reprises par d’autres sociétés, créant ainsi l’émulation nécessaire à l’essor du répertoire instrumental français. Mais elle contribue aussi à l’évolution du milieu musical. Les musiciens prennent leur destin en main et fondent des institutions qui ont pour mission de défendre et soutenir la création musicale et les répertoires spécialisés. Parmi les sociétés musicales nées dans cette mouvance, il y aura, entre autres, la Société des instruments anciens fondée par Henri Casadesus en 1901, la SMI (1910) puis l’Orchestre symphonique de Paris (1928). La mission de ces institutions s’inscrit aussi dans une dynamique de patrimonialisation de la musique qui est désormais de la responsabilité des musiciens soutenus par des mécènes. Cette responsabilité sera peu à peu partagée par l’État dont le rôle deviendra de plus en plus important par la reconnaissance de l’utilité publique de ces organismes et par le soutien grandissant qu’il apportera aux créateurs.

Duchesneau, Michel, « 1871. La Société Nationale de musique », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », http://emf.oicrm.org/nhmf-1871, mis en ligne le 12 mars 2020.

Bibliographie


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Duchesneau, Michel (1997), L’avant-garde musicale et ses sociétés à Paris de 1871 à 1939, Sprimont, Mardaga.

Indy, Vincent d’ (2001), Ma vie. Journal de jeunesse. Correspondance familiale et intime 1851-1931, choix, présentation et annotations de Marie D’Indy, Paris, Séguier.

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Strasser, Michael (1998), « Ars Gallica. The Société Nationale de musique and Its Role in French Musical Life, 1871-1891 », thèse de doctorat, University of Illinois à Urbana-Champaign.