Nouvelle Histoire de la Musique en France (1870-1950)

1877

La création de Samson et Dalila : entre opéra et oratorio


Steven Huebner


Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns est à cheval entre l’opéra et l’oratorio aussi bien sur le plan dramaturgique que musical. Cette nature hybride du plus célèbre opéra de Saint-Saëns explique sa longue gestation, les réticences à le mettre à l’affiche et sa réception mitigée.

Camille Saint-Saëns’s Samson et Dalila sits astride opera and oratorio both dramaturgically as well as musically. The hybrid nature of the composer’s most famous opera explains its long gestation, the reluctance to stage it, and its initial lukewarm reception.


Une longue gestation
Dans son compte-rendu de la première représentation de Samson et Dalila à l’Opéra de Paris en 1892, le compositeur Alfred Bruneau exprime son admiration pour le travail de son collègue Camille Saint-Saëns. Mais il n’émet pas ses louanges sans quelques réserves :

Certaines scènes, d’une immobilité évidemment voulue, nous paraissent froides, il faut bien le reconnaître. Là, M. Saint-Saëns se complaît et s’attarde en des polyphonies vocales, des développements musicaux, des ingéniosités orchestrales tout à fait remarquables, scholastiquement [sic], mais absolument contraires à la rapidité d’action, à l’ardeur passionnelle, à la flamme lyrique que nous demandons au drame nouveau. (Bruneau 1892, p. 2)

Certes, Bruneau n’évalue pas l’opéra entier dans une telle perspective. L’intensité du duo d’amour entre les deux protagonistes au deuxième acte et l’effet d’écroulement des murs du temple de Dagon à la fin de Samson et Dalila (Image 1) ne suscitent pas une opinion si réductrice. Mais reconnaissons aussi que des longueurs se faisaient sentir suffisamment pour avoir laissé des traces dans la réception de l’œuvre. L’avis de Bruneau fut partagé par d’autres critiques au moment de la création parisienne et il n’a pas complètement disparu de la réception actuelle de l’opéra non plus.

Figure 1 : Représentation de Samson et Dalila au Théâtre des Arts de Rouen (1890) :
acte 3, Samson renversant les colonnes du temple.
Dessin d’Adrien Marie publié dans L’Illustration, no 2489, 8 novembre 1890, p. 403.
Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53117904d/f1.item /
Bibliothèque nationale de France (BnF)

Nous ne devons pas obligatoirement juger ces longueurs comme un élément négatif a priori. Pour apprécier le caractère monumental de cet opéra et la relative lenteur de son intrigue, il convient de prendre la genèse du projet en compte. En 1859, Saint-Saëns compose le chœur « Dieu d’Israël ! Écoute la prière | De tes enfants », premier passage musical de Samson et Dalila. Curieusement, le manuscrit du chœur ne contient pas le moindre signe de l’existence d’un opéra. L’œuvre semble plutôt destinée à l’Église catholique, vraisemblablement composée dans le cadre des responsabilités professionnelles d’organiste attitré à l’église de la Madeleine que Saint-Saëns occupe à cette époque. Quelques années plus tard (la chronologie reste nébuleuse), les proches de Saint-Saëns l’encouragent à composer un oratorio plus vaste. Un parent du compositeur nommé Fernand Lemaire, aussi écrivain amateur, se propose pour le livret. Le compositeur saisit l’occasion, et utilise son « Dieu d’Israël » au début du nouveau projet.

Mais pourquoi les personnages de Samson et Dalila, tirés du Livre des Juges ? L’attrait du compositeur pour le sujet n’est pas documenté, mais les deux genres de l’opéra et de l’oratorio se situent à l’arrière-plan pendant la genèse de l’œuvre. Un ami du compositeur lui aurait rappelé qu’au XVIIIe siècle, Voltaire avait écrit un livret d’opéra sur cet épisode pour Jean-Philippe Rameau, œuvre qui n’a jamais été montée et dont la musique fut finalement perdue. Mais son précurseur le plus célèbre est un oratorio intitulé Samson (1743) de Georg Friedrich Haendel, œuvre qui n’avait alors pas été souvent jouée en France. Puisque l’oratorio de Haendel commence après la séduction de Samson par Dalila et l’affaiblissement de celui-ci dû à la coupe de ses cheveux, la voie était libre pour commencer l’intrigue plus tôt dans l’histoire biblique et retracer la chute de Samson.

Très tôt, Lemaire propose à Saint-Saëns de changer de direction et de passer de l’oratorio à l’opéra. Reste que les origines du projet en tant qu’oratorio ont marqué l’opéra Samson et Dalila que nous connaissons aujourd’hui. Les oratorios — généralement montés sans mise en scène, mais pas toujours — sont basés sur des sujets bibliques (les opéras le sont rarement), ont des intrigues moins complexes que les opéras, des trajectoires plus lentes et moins de personnages. Ils comportent également plus de chœurs et les pièces qui le composent ont souvent recours à une écriture contrapuntique à l’allure académique.

Toutes ces caractéristiques correspondent bien à Samson et Dalila. Il est à noter que, du vivant de Saint-Saëns, cette œuvre fut souvent désignée comme un oratorio lorsque donnée en version concert. Par exemple, Saint-Saëns en parle comme s’il n’y avait rien de remarquable dans ce passage qui date de 1907, alors qu’il effectuait une tournée en Amérique : « À Philadelphie, mon passage a heureusement coïncidé avec une fort belle exécution de Samson et Dalila en oratorio par une société d’amateurs de deux cent cinquante choristes » (« Impressions d’Amérique » (1907), dans Saint-Saëns 2012, p. 623). On ne peut pas en dire autant de Faust ou de La Traviata. Par conséquent, la description d’Alfred Bruneau de Samson et Dalila comme statique et rempli de techniques contrapuntiques a une explication générique. Au lieu de critiquer l’œuvre par rapport à un cadre de normes qui lui sont inappropriées, on peut la célébrer pour l’ingéniosité de son mélange générique d’opéra et d’oratorio.

Avant d’explorer davantage la forme dramatique de Samson et Dalila, l’histoire de sa genèse complexe mérite d’être complétée. Dès que Lemaire eut écrit les deux premiers actes, probablement au milieu des années 1860, Saint-Saëns se mit au travail sur ce qui est à l’époque son premier opéra, mais de manière discontinue et décalée. Son compte-rendu tardif de la composition de l’opéra donne l’impression que le projet a été relégué au second plan au profit de nombreuses autres priorités de musique instrumentale et même d’un nouveau projet d’opéra appelé Le timbre d’argent (« À travers le répertoire lyrique : Samson et Dalila » (1921), dans Saint-Saëns 2012, p. 1061-1062). Apparaissent au fur et à mesure quelques esquisses pour le premier acte et des parties vocales écrites pour les chanteurs dans le deuxième. Saint-Saëns élabore la partie orchestrale du deuxième acte entièrement dans sa tête avant de mettre une seule note sur papier, ce qui est remarquable compte tenu de son caractère symphonique. Il accompagne de mémoire les chanteurs exécutant le deuxième acte lors de concerts privés dans les années 1860. Si l’on considère le consensus critique actuel selon lequel cet acte serait le plus fort des trois, il est surprenant qu’il n’ait pas réussi à impressionner davantage lors de ces premières lectures informelles.

Le livret repose donc dans les archives de Saint-Saëns. En rencontrant Franz Liszt pendant les commémorations du centenaire de la naissance de Beethoven en 1870, Saint-Saëns lui mentionne le projet. Le respect réciproque entre ces deux pianistes-compositeurs est profond. Saint-Saëns admirait Liszt, le créateur du poème symphonique, et Liszt voyait son collègue français comme un défenseur de la syntaxe musicale moderne en France. Liszt promet qu’il peut organiser la création de Samson et Dalila à Weimar, où il a été chef d’orchestre pendant de nombreuses années. Mais la guerre franco-prussienne éclate plus tard cette année-là et les projets sont encore retardés. La grande mezzo-soprano Pauline Viardot reprend le rôle de Dalila lors d’une nouvelle représentation privée du deuxième acte en 1874, avec Saint-Saëns au piano jouant encore de mémoire. Puisqu’elle fut éventuellement la dédicataire de Samson et Dalila, il y a de bonnes raisons de penser que ses encouragements ont pu être décisifs pour Saint-Saëns, et qu’elle ait réussi à le convaincre de terminer l’œuvre. L’acte 1 est alors rapidement achevé et donné en concert avec orchestre à Paris. Les imprésarios du théâtre français ne sont pas emballés et ne se trouvent pas disposés à monter l’œuvre. Les actes 2 et 3 suivent en 1875 et au début de 1876. Le soutien de Liszt se maintient et Samson et Dalila est finalement créé — en traduction allemande — au Hoftheater de Weimar le 2 décembre 1877. À cette époque, deux autres opéras de Saint-Saëns sont également créés à Paris : Le timbre d’argent, déjà mentionné, et son essai japonisant, La princesse jaune.

Même après le succès de Weimar, Samson et Dalila a mis beaucoup de temps à s’enraciner. La représentation suivante n’eut lieu qu’en 1882 à Hambourg, également en allemand, et ce n’est qu’en 1890 que l’œuvre fut produite en français, à Rouen. En 1892, l’Opéra de Paris confère enfin la consécration nationale à Samson et Dalila, représentation pour laquelle Alfred Bruneau rédige sa critique (Figure 2). Les imprésarios avaient manifestement mal évalué le potentiel de marché de Samson et Dalila. Entre-temps, Saint-Saëns a continué d’écrire des opéras, joués de manière beaucoup plus fréquente, mais avec un succès limité. On pense, entre autres, à Étienne Marcel (1879) et à Henri VIII (1883). Voilà alors un autre élément de frustration pour le compositeur : il allait composer onze autres opéras tout au long de sa carrière, mais aucun d’entre eux n’est parvenu à égaler le succès de sa toute première œuvre pour la scène. Généralement, les premiers opéras des compositeurs de cette époque s’effaçaient rapidement dans la brume de l’immaturité. Le succès de Samson et Dalila est d’autant plus surprenant, comme si Oberto de Verdi ou Le Villi de Puccini étaient restés les œuvres les plus célèbres de ces compositeurs. Cela dit, on peut certainement affirmer que dans Samson et Dalila Saint-Saëns manifeste une virtuosité compositionnelle que l’on ne retrouve pas dans les premiers opéras de ses collègues.

Figure 2 : Blanche Deschamps-Jehin dans le rôle de Dalila pour la première à l’Opéra de Paris, en 1892. Photographie de l’atelier Nadar.
Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53173315g?rk=300430;4 / BnF

Un mélange d’opéra et oratorio
La réticence initiale des imprésarios à l’égard de Samson et Dalila s’explique parfois par l’aversion générale dont faisait preuve l’opéra de l’époque pour les sujets bibliques, due au risque d’offenser les autorités ecclésiastiques si elles jugeaient la représentation des personnages et des événements inappropriée sur le plan idéologique. De tels sujets étaient rares, mais non sans précédent dans le répertoire français : on pense à Joseph (1807) d’Étienne Méhul, à Moïse (1827) de Rossini, à La reine de Saba (1862) de Gounod, à Hérodiade (1884) de Massenet. Cette dernière œuvre, avec sa figure de Jean-Baptiste qui tombe amoureux de Salomé, est un exemple flagrant d’une production ayant contrarié l’Église. De son côté, Saint-Saëns estime qu’un opéra biblique est justifié à la fin du XIXe siècle parce que les « opéras légendaires » — c’est-à-dire les opéras basés sur les mythes nordiques comme ceux de Richard Wagner — connaissent un succès auprès du public (« À travers le répertoire lyrique : Samson et Dalila » (1921), dans Saint-Saëns 2012, p. 1061). Positionner ainsi le mythe païen et la Bible sur le même plan n’était certainement pas une attitude qui aurait été approuvée par l’Église. Saint-Saëns n’était pas un homme religieux.

Il semble plus probable que les imprésarios et les musiciens peu enthousiasmés par l’œuvre étaient plus préoccupés par la forme de l’intrigue de Samson et Dalila que par le sujet biblique de son livret. Cela nous ramène au caractère de l’œuvre en tant qu’hybride générique d’opéra-oratorio. La manipulation des trois personnages principaux de Samson et Dalila — Samson (ténor), Dalila (mezzo-soprano) et le Grand Prêtre (baryton) — n’est pas toujours dramatique, au sens théâtral conventionnel. Il est ici difficile de comprendre la fonction réelle du rôle du baryton (souvent antagoniste du couple ténor-soprano dans d’autres opéras). Il tonitrue contre Samson dans le premier acte, mais son duo avec Dalila au début du deuxième n’introduit pas d’éléments de conflit. Les deux personnages sont d’accord, Dalila étant tout aussi déterminée que le Grand Prêtre à se venger de l’homme fort hébreu. Dans l’acte 3, les deux personnages continuent d’agir ensemble, et même de chanter presque d’une seule voix dans le dernier numéro puisque leurs lignes vocales sont en canon. Dans le livret de Voltaire pour Rameau, Dalila est véritablement amoureuse de Samson et demande au Grand Prêtre la permission de l’épouser. C’est lui qui, sournoisement, pose comme condition à l’autorisation du mariage la découverte du mystère qui se cache derrière les muscles de Samson. Après avoir découvert le secret, elle est consternée par la révélation et maudit les autorités philistines, y compris le Grand Prêtre. La relative redondance théâtrale du Grand Prêtre de Saint-Saëns fut sans doute moins perceptible dans les exécutions en oratorio. Mais, sur le plan symbolique, la seule présence du Grand Prêtre dans l’opéra, aussi superflue soit-elle du point de vue de l’intrigue théâtrale, sert au moins à souligner la puissance de la femme fatale, cette figure omniprésente de l’imaginaire masculin de la fin du XIXe siècle dont la sexualité est ici mise en valeur par la coloration exotique de la musique de Saint-Saëns. Car le mâle fort philistin échoue sur le plan du combat armé ; la belle Dalila apparaît comme une arme plus efficace. Lemaire est ici plus proche de la Bible que Voltaire, car Le livre des Juges ne laisse pas présager qu’elle est amoureuse de Samson.

La Dalila de Voltaire, qui n’est pas une femme fatale, suit une trajectoire dramatique qui la mène de l’engouement vers le découragement. Mais dans le livret de Lemaire, elle n’est pas vraiment développée en tant que personnage, ce qui dégonfle son potentiel théâtral. Saint-Saëns a un jour révélé que l’une des raisons invoquées par les imprésarios pour justifier leur réticence à mettre en scène Samson et Dalila était que le personnage de Dalila n’était pas bien « préparé ». Cette critique mérite d’être prise au sérieux. Lors de sa première apparition, Dalila admet que Samson règne sur son cœur et éventuellement, dans l’air de la fin du premier acte (« Printemps qui commence »), nous apprenons en passant que Dalila et Samson ont même été intimes avant le début de l’opéra (« Mon cœur plein d’amour | Pleurant l’infidèle | Attend son retour ! »). Mais contrairement à ce que l’on pourrait attendre, une relation plus complexe entre Samson et Dalila n’est pas élaborée au premier acte. Les déplacements sur scène ne sont pas toujours faciles à comprendre. Confrontés à une démonstration de la puissance brute de Samson, les hommes philistins (dont le Grand Prêtre) ramassent le corps d’Abimélech et annoncent qu’ils se dirigent vers les montagnes pour se protéger. Il semble un peu étrange qu’ils laissent les femmes philistines derrière eux dans le temple.

À ce moment, avec un remarquable changement de couleur musicale, Dalila apparaît, en pleine opération de séduction. Le manque d’informations sur ce qui s’est passé avant le début de l’intrigue de l’opéra laisse planer le doute sur l’authenticité des sentiments qu’elle éprouve pour Samson. On pourrait peut-être dire qu’au lieu d’être interprétée comme un défaut théâtral, cette ambiguïté peut être savourée par l’auditeur. Pourtant, au tout début du deuxième acte, Dalila donne libre cours à sa haine en chantant « Voici l’heure de la vengeance » avant son air « Amour ! Viens aider ma faiblesse ! », page où le patriotisme rejoint la fureur de la femme rejetée.

Rétrospectivement, la fonction de stratagème sournois du ton amoureux de son air à la fin de l’acte précédent (« Printemps qui commence », soutenu par la danse séduisante des prêtresses), se comprend mieux (Écoute 1a, 1b). C’est certainement ainsi que le Vieil Hébreu qui observe la scène comprend ses paroles. Si la haine de Dalila est censée se combiner à une sorte d’attirance, une stratégie plus ouvertement théâtrale aurait été de montrer davantage ce paradoxe et cette tension sur la scène ou de les décrire avec des mots. Une autre faiblesse est que, lors de la première apparition de Dalila, le développement du personnage est interrompu par un rideau, à la fin du premier acte. Selon les normes de la dramaturgie lyrique du XIXe siècle, il était inhabituel et peu efficace de faire chanter deux airs consécutifs par le même personnage à la fin d’un acte et au début du suivant. Dans le genre plus abstrait de l’oratorio (parce que sans scène), ces préoccupations sont moins importantes. Le personnage d’Aïda de l’opéra éponyme de Verdi offre sur ce point un élément de comparaison avec Dalila, en raison d’une situation superficiellement analogue. Dans l’acte 3, Amonasro (= le Grand Prêtre dans l’opéra de Saint-Saëns) veut qu’Aïda (= Dalila) trahisse Radamès (= Samson) pour le bien de leur patrie éthiopienne. Mais ici, le conflit entre patriotisme et amour du rôle principal féminin est développé en profondeur par le compositeur et son librettiste dans un air pour elle seule (« O patria mia »), puis dans un duo père-fille où le premier rencontre une véritable résistance aux ordres qu’il donne à sa fille.

Écoute 1a
Écoute 1b

Malgré tout, de nombreuses parties de Samson et Dalila tiennent bien la route sur scène. L’émergence soudaine de Samson dans la foule hébraïque avec une ligne mélodique héroïque (« Arrêtez, ô mes frères ! » ; Écoute 2) rend l’entrée en scène du ténor aussi impressionnante que celle que Verdi écrira pour Otello plus de dix ans plus tard (« Esultate ! »). L’oratorio et l’opéra se mélangent magnifiquement quand Samson rallie les troupes avec un style religieux émouvant (« Implorons à genoux | Le Seigneur qui nous aime ! » ; Écoute 3), dans un genre d’écriture qui rappelle la plume de Charles Gounod, un maître des deux genres. De dix-sept ans l’aîné de Saint-Saëns, Gounod était en quelque sorte un mentor pour Saint-Saëns, qui exprimait souvent son énorme respect à son endroit. Une grande partie du vocabulaire mélodique de Samson et Dalila témoigne de l’influence du compositeur de Faust. À la fin de l’opéra, Saint-Saëns développe habilement la frénésie des Philistins jusqu’au cataclysme final de la destruction du temple, rappelant l’impressionnante conclusion du Prophète de Meyerbeer (1849) où une cathédrale s’enflamme. Le ballet de l’acte 3 dans Samson et Dalila (« Bacchanale ») est à juste titre reconnu comme un spectacle brillamment orchestré (Écoute 4). Il est aussi érotique et mondain que le début de l’opéra est cérébral et spirituel, avec ses deux fugues chorales successives. L’hybridité générique à laquelle nous faisions référence rend possibles de grandes différences d’expression musicale entre le sacré et le profane, différences qui sont assimilées, dans l’excellente interprétation de Ralph Locke, aux représentations culturellement construites de l’Occident et de l’Orient. Le principe du mélange générique semble imprégner plus subtilement le canon entre Dalila et le Grand Prêtre dans le dernier numéro. D’une part, le canon est un procédé musical noble et savant qui trouve souvent sa place dans l’oratorio. D’autre part, la pièce est ici dotée d’une dimension séculière, énergique et dansante pour célébrer l’humiliation de Samson. Les derniers moments de Samson et Dalila coïncident avec une représentation éminemment théâtrale du dieu païen Dagon à travers l’utilisation grotesque et insolite d’une technique d’écriture habituellement employée dans les contextes solennels.

Écoute 2
Écoute 3
Écoute 4

Une caractéristique frappante de cet opéra est que Saint-Saëns s’est mis au défi de représenter la voix du Dieu judéo-chrétien de façon à la fois théâtrale et spirituelle. C’est sans doute aussi ce qui a enflammé l’imagination de Voltaire dans le livret écrit à l’intention de Rameau : au moment où Samson révèle son secret, les deux protagonistes chantent à propos d’une tempête qui vient d’éclater : « La terre rugit, le ciel tonitruant | Le temple a disparu, le soleil a fui | L’horreur épaisse de la nuit | Me couvre de son voile affreux ». Ces conditions météorologiques sont une métaphore de la voix d’un Dieu en colère, mais invisible. Saint-Saëns situe tout le deuxième acte de Samson et Dalila dans le contexte d’une tempête qui se prépare. Dans un article, il prétend que la tempête à la fin de l’Otello de Rossini (1816) fut l’élément déclencheur de cette idée, mais cela est peu probable vu l’antécédent de Voltaire sur le même sujet (« Le Vieux Conservatoire » (1911) dans Saint-Saëns 2012, p. 684). En revanche, ce qu’il a pu tirer d’Otello, c’est le lent déploiement de la tempête, c’est-à-dire son prolongement musical. Chez Rossini, des indices de la tempête (principalement des trémolos de cordes) résonnent pendant le récitatif avant le duo final pour Desdémone et Otello. Elle éclate de plein fouet dans la cabalette (dernière partie rapide) de la rencontre. Saint-Saëns a emprunté la même technique pour présenter la tempête avec toute sa force dans la section rapide finale de son propre duo. Mais sa tempête se développe sur une période encore plus longue que celle de Rossini. Le matériel musical qui en découle s’étend sur toute la durée de l’acte. Pour cette présentation prolongée, son modèle aurait bien pu être le troisième acte du Rigoletto de Verdi, une œuvre qu’il admirait : « Ce fut la révélation, le coup de foudre ! » a-t-il rappelé à propos de son premier contact avec cette musique (« Verdi » (1913) dans Saint-Saëns 2012, p. 842). Même là, la tempête n’a pas encore la portée de celle de Samson et Dalila. Elle n’a pas non plus la même valence musicale et idéologique. Aucun signe de Dieu dans Rigoletto : la tempête atteint son paroxysme lorsque Gilda, comme Desdémone, est brutalement assassinée.

Dans Samson et Dalila, la tempête atteint son apogée lorsque Samson est trahi, provoquant ainsi la colère de Yahvé qui est ainsi comprise comme une présence abstraite (marquant les Hébreux comme distincts des Philistins vénérant des idoles concrètes). L’orchestre de Saint-Saëns est beaucoup plus fluide et virtuose que celui de Verdi, montrant l’habileté d’un compositeur de musique instrumentale expérimenté, avec des motifs agités, ballottés d’un instrument à l’autre. La douce brise érotique qui attire d’abord Samson aux côtés de Dalila dans le deuxième acte se mêle harmonieusement aux vents forts de la colère de Dieu. À la fin de l’acte, l’orchestre prend le relais presque entièrement dans un mini-poème symphonique qui dépeint la soumission de Samson. Combinant une présence abstraite et spirituelle avec le théâtre vivant de la séduction de Samson par Dalila, le duo de l’acte 2 est le couronnement de la partition, la première musique d’opéra que Saint-Saëns ait jamais écrite, et la plus célèbre (Écoute 5).

Écoute 5

Huebner, Steven, « 1877. La création de Samson et Dalila : entre opéra et oratorio », dans Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies », http://emf.oicrm.org/nhmf-1877, mis en ligne le 8 janvier 2021.

Bibliographie

Bonnerot, Jean (1914), C. Saint-Saëns. Sa vie et son œuvre, Paris, A. Durand.

Bruneau, Alfred (1892), « Samson et Dalila », Gil Blas, 25 novembre, p. 1-2.

Locke, Ralph (1991), « Constructing the Oriental “Other”. Saint-Saëns’s Samson et Dalila », Cambridge Opera Journal, vol. 3, no 3, p. 261-302.

Macdonald, Hugh (2019), Saint-Saëns and the Stage, Cambridge, Cambridge University Press.

Saint-Saëns, Camille (2012), Écrits sur la musique et les musiciens, 1870-1921, édition présentée et éditée par Marie-Gabrielle Soret, Paris, Vrin.

Écoutes

Les extraits sonores sont tirés de : Camille Saint-Saëns, Samson et Dalila, Hélène Bouvier (Dalila), José Luccioni (Samson), Paul Cabanel (Le Grand Prêtre), Louis Fourestier (dir.), Chœurs et Orchestre national de l’Opéra de Paris, enregistrement de 1946. Des extraits sont consultables sur Gallica (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8803224k).

Écoute 1 : Acte 1, scène 6, a) « Danse des prêtresses de Dagon » et b) air de Dalila, « Printemps qui commence », https://open.spotify.com/track/1bexHxfO10NettQFYAH2wI?si=wZEz-jXqR-mb5hxQOdR3Ng ; https://open.spotify.com/track/2TQ4dB7nn2D5LlYX77vsYl?si=SxEx7SA3TRegzjK20OSfhw

Écoute 2 : Acte 1, scène 1, « Arrêtez, ô mes frères ! » (Samson), https://open.spotify.com/track/6XJfGgGft2qPGFAnWBuWs5?si=XgcKe0YXSbO5KeWgpfLLrQ

Écoute 3 : Acte 1, scène 1, « Implorons à genoux » (Samson et chœur), https://open.spotify.com/track/5p6gWT9s1GrKbrLt0WNKkN?si=ZWJ5-ZgeSIqLWbtfGFjXig

Écoute 4 : Acte 3, scène 2, « Bacchanale », https://open.spotify.com/track/2kR13KzCRgGW8LX8EhecjB?si=D1uFi7jvTmqWjW96uCRzGg

Écoute 5 : Acte 2, scène 3, « Mon cœur s’ouvre à ta voix » (Dalila), https://open.spotify.com/track/5xxEZ0acue1sP9E5w2Zmzv?si=8zg9ObWkRLa9KBQJ9tiugg